Le Premier ministre indien Marendra Modi lors d'une séance de Yoga en 2019

© Crédits photo : RAJESH KUMAR / AFP.

Inde : Modi, gourou des réseaux sociaux

La victoire du parti de la droite nationaliste hindoue, Bharatiya Janata Party, aux deux dernières élections générales indiennes (2014 et 2019) doit beaucoup à la personnalisation autour de son chef, Narendra Modi, passé maitre dans l’occupation des réseaux sociaux.

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Il n’est pas facile de s’opposer à Narendra Modi dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Quel que soit le coup porté, il le retourne à son avantage.

Lorsqu’en 2014, un membre du Parti du Congrès indien (INC) chercha à le décrédibiliser à propos de son passé de vendeur de thé, celui qui était alors ministre en chef du Gujarat(1)  répliqua en inventant le chai pe charcha, un thé-débat rassemblant simultanément les électeurs autour de 1 000 stands de thé dans 300 villes différentes. En se connectant au préalable à Facebook, ainsi que sur un site dédié, les électeurs pouvaient « partager », « suggérer » ou « questionner » afin de gagner une chance d’interagir avec Narendra Modi par visioconférence. Diffusées en direct sur YouTube, ces sessions offraient la possibilité pour les électeurs de poser leurs questions sur Facebook ou Twitter avec le hashtag #ChaiPeCharcha. Ils pouvaient également rejoindre un des 1 000 stands de thé sélectionnés pour retransmettre ce live.

Traduction : Rencontrons-nous autour d’une tasse de thé. Rejoignez « Le débat autour d’une tasse de thé », une initiative singulière pour impliquer l’homme du peuple dans l’établissement du discours politique indien. Source : Twitter / Capture d'écran.

Plus récemment, Rahul Gandhi, héritier de la dynastie régnante des Gandhi et chef du parti du Congrès, fit il y a quelques mois l’expérience de cette capacité de Narendra Modi à détourner les attaques. Profitant de l’affaire des avions Rafale, il tenta d’écorner la réputation de probité du Premier ministre en lançant le slogan #ChowkidarChorHai(2)  (le gardien —sous-entendu Narendra Modi — est un voleur). En réplique, ce dernier modifia son nom de compte Twitter en Chowkidar Narendra Modi, montrant le peu de cas qu’il faisait des accusations de corruption de son adversaire et réaffirmant sa stature d’homme fort. Le 15 mars, son tweet #MainBhiChowkidar (moi aussi je suis un gardien) récoltait 150 000 likes et démarrait une guerre des hashtags entre partisans du Congrès et du BJP. La viralité positive en faveur du slogan du Premier ministre finit par éclipser le slogan négatif.

Traduction : Votre gardien se tient fermement au service de la nation. Mais je ne suis pas seul. Tous ceux qui luttent contre la corruption, la saleté et les maux sociaux sont des gardiens. Tous ceux qui travaillent dur pour le progrès de l'Inde sont des gardiens. Aujourd'hui, tous les Indiens disent #MainBhiChowkiar. Source : Twitter / Capture d'écran. 

Un précurseur proche de son audience

Les chiffres sont là pour l’appuyer : la marque Modi, comme on l’appelle parfois, ne montre aucun signe d’essoufflement et est entretenue avec habileté par le Premier ministre lui-même. Sur Twitter, il est même la troisième personnalité politique la plus suivie avec 48,2 millions de followers, derrière le Pape (qui cumule plusieurs comptes en différentes langues) et Donald Trump (61,3 millions). Sur Facebook, il fait mieux puisqu’il y est considéré comme le dirigeant le plus efficace avec pas moins de 44 millions de likes sur sa page  et chacun de ses posts génère en moyenne 99 133 interactions, d’après le quotidien d’affaires indien Mint. Narendra Modi est également présent sur Instagram, avec 23 millions de followers et sur Snapchat.

La photo du Premier ministre se mettant en scène attendant le résultat des élections reçoit plus de deux millions de likes. Source : Instagram / Capture d'écran.

Le Premier ministre a également sa chaîne YouTube, avec près de 3 millions d’abonnés et une application, la NaMo app, déjà téléchargée plus de 10 millions de fois sur Android. En dépit d’importantes controverses, notamment sur la sécurité et le partage des données, celle-ci permet à Narendra Modi de détourner les critiques sur son refus de s’adresser aux médias traditionnels. Le citoyen y a accès aux discours mensuels du Premier ministre, peut répondre à des sondages, émettre des suggestions ou des critiques. Il a également la possibilité de se porter volontaire pour soutenir les idées de Narendra Modi sur le terrain, de contribuer financièrement au BJP, le parti du Premier ministre, gagnant ainsi une chance de le rencontrer. L’audience de l’application, déjà captive, est encouragée par un système de badges récompensant son degré d’implication ; l’application offre également divers services comme aider les étudiants à réviser leurs examens, et il est possible de s’y constituer un réseau.

Capture d’écran de l’application.

L’appétence de Narendra Modi pour les réseaux sociaux trouve sa source dans sa volonté de se détourner de la presse élitiste, anglophone et « gauchiste » qui l’a ostracisé pour son rôle présumé (ou son absence d’intervention) dans les émeutes du Gujarat de 2002. Méfiant vis à vis d’un média qu’il soupçonne de toujours vouloir le ramener à son passé depuis qu’il a quitté le plateau d’une interview télévisée avec le célèbre journaliste Karan Thapar en 2007, il refuse les conférences de presse ou même les rencontres avec un nombre restreint de « marchands de nouvelles » (news trader), comme il les appelle.

C’est cette méfiance qui l’a conduit à rechercher un espace alternatif pour parler directement au peuple. Il rejoint Twitter dès janvier 2009, avec un premier tweet en février. Il y met en avant les performances économiques de l’État dont il a la charge, le progrès de ses infrastructures, sa capacité à attirer les investisseurs grâce à son programme « Vibrant Gujarat. », et cultive les interactions avec les célébrités de Bollywood et les hommes d’affaires. De tags en réponses, il y développe une nouvelle légitimité, trouve des soutiens, récolte des approbations. Après les élections de 2014, l’homme se pose en leader bienveillant et inclusif, communiquant sur le yoga, le cricket, la diplomatie extérieure — il aime beaucoup se prêter à l’exercice des selfies avec les autres leaders mondiaux. Ses tweets sont moins souvent politiques, plus souvent personnels : Narendra Modi adresse des félicitations, des condoléances. Il communique essentiellement en anglais, sauf lorsqu’il vise une communauté spécifique et tweete alors en langue régionale. Désormais le visage positif du BJP, il fuit les polémiques, sauf avec le Pakistan qui lui donne l’occasion de s’afficher en homme fort, défenseur de l’unité nationale contre l’ennemi.

Un système digestif et une meilleure circulation sont deux des bénéfices de Vajrasana. Source : Twitter / Capture d'écran.

Sa stratégie de tout miser sur les réseaux sociaux en a fait un précurseur avec une longueur d’avance sur ses adversaires politiques, lui permettant de transformer et maitriser son image. Elle est désormais validée par le développement rapide de l’accès à Internet et des réseaux sociaux en Inde. Les chiffres sont vertigineux : sur les 900 millions d’électeurs, 500 millions ont accès à Internet, 450 millions possèdent un smartphone, 300 millions sont sur Facebook et 200 millions sur WhatsApp. Le champ de bataille électorale de la plus grande démocratie au monde se joue désormais sur smartphone.

Traduction : Raja Parba est une occasion heureuse qui favorise la solidarité et le bonheur dans notre société. Félicitations au peuple d’Odissa pour ce festival, Tous mes vœux de bonheur, santé et que vos souhaits soient exaucés. Source : Twitter / Capture d'écran.

Séduire les primo-votants

Dans un pays où plus de 50 % de la population a moins de 25 ans, la jeunesse représente un enjeu de taille pour les partis politiques. Narendra Modi et le BJP avaient donc un objectif lors des dernières élections législatives : séduire 84 millions de nouveaux électeurs, dont 15 millions âgés de 18 à 19 ans. Les moins de 25 ans avaient déjà voté en masse pour le BJP aux élections de 2014, avec un taux de participation supérieur à la population générale. Les mauvais résultats en ce qui concerne le chômage, qui affecte principalement les jeunes, pouvaient faire craindre une moindre mobilisation cette fois-ci.

Tandis que Narendra Modi entretenait son image de leader technophile, bienveillant et dans le vent sur les réseaux sociaux, qu’il conversait avec les stars de Bollywood, son parti, le BJP, menait une campagne activement destinée à séduire les primo-votants, #MyFirstVoteForModi (mon premier vote pour Modi). Les clips vidéos ont notamment occupé une place de choix dans leur stratégie de campagne — My first vote to the one, one and only one who has got everything done... est rapidement devenu viral et cumule à ce jour plus de 12 millions de vues —, les Indiens étant de très gros consommateurs de vidéos en ligne (67 minutes par jour en moyenne en 2019).

En choisissant de communiquer sur une musique rap — genre qui a le vent en poupe auprès des jeunes après le succès du film Gully Boy à Bollywood cet hiver —, avec des danseurs habillés à l’occidentale, le BJP a cherché à adopter auprès des jeunes une image ouverte, qui peut paraître contradictoire avec leur philosophie de l’Hindutva, l’Inde aux hindous. Pour séduire les « millénials » et « post-millénials », le BJP a aussi puisé abondamment dans des références à une culture globalisée, en diffusant des mèmes sur les films Marvel ou des séries cultes comme Game of Thrones.

Rallier la diaspora

Outre les jeunes, le BJP est allé chercher sur les réseaux sociaux une autre catégorie souvent négligée par la classe politique indienne : la diaspora, forte de 30 millions de personnes, a longtemps été négligée par la classe politique indienne. Dans un pays où la procuration n’existe pas, alors qu’il est souvent difficile d’organiser un billet d’avion et des vacances pour rentrer voter, la voix des Non Resident Indians (NRI) était jusque lors considérée comme quantité négligeable. La force de Narendra Modi a été de reconnaître le pouvoir d’influence de cette communauté, à l’extérieur comme à l’intérieur du pays.

À l’extérieur, car son succès économique contribue au soft power Indien et à la transformation de l’image du pays — les Indiens représentent la communauté ethnique la plus éduquée et la plus riche aux États-Unis, avec un revenu médian deux fois supérieur au revenu médian d’un ménage américain. À l’intérieur, car même s’ils ne rentrent pas voter, ces cousins et voisins ayant réussi à l’étranger représentent un modèle dont les idées politiques sont écoutées et respectées. Les membres de la diaspora indienne sont souvent des hindous de haute caste, ce qui fait d’eux des alliés naturels du BJP. Le gouvernement Modi a su prendre des mesures bureaucratiques facilitant leur liberté de mouvement avec l’Inde et leurs investissements dans le pays.

Lors de ces élections, le BJP a rassemblé 5 000 volontaires pour créer le buzz sur les médias sociaux, notamment en prenant en photo des groupes de supporters devant des monuments emblématiques comme l’opéra de Sydney, la tour Eiffel ou le Golden Bridge avec le hashtag #NRI4NaMo.

Micro-management des électeurs sur WhatsApp

Tandis que Narendra Modi cultive sur Twitter, Instagram ou Facebook l’image d’un leader bienveillant, il appartient aux militants du BJP d’aller se battre sur le terrain pour récupérer les voix. Pour eux, les réseaux sociaux sont un don des dieux. Ils facilitent l’accès aux électeurs jusque dans les régions les plus reculés, la couverture virtuelle demande moins d’efforts logistiques et de temps que la couverture physique des circonscriptions. L’arme de ces « cyberguerriers » tels qu’ils se surnomment eux-mêmes, c’est WhatsApp. L’application compte 200 millions d’utilisateurs en Inde, et le BJP utilise des groupes dédiés pour cibler au plus près les électeurs selon leurs préoccupations, et leurs caractéristiques.

Sur WhatsApp, l’hypersegmentation des électeurs, par caste, par religion, favorise la politique identitaire. Le BJP a même nommé « un coordinateur réseaux sociaux » par bureau de vote. Ces coordinateurs volontaires sont chargés de collecter les numéros de téléphones des électeurs équipés de smartphone, puis de créer et d’animer un ou plusieurs groupes WhatsApp, transférant messages et vidéos pour convaincre, communiquant en langue régionale. Pour motiver les troupes, Narendra Modi lance Mera Booth Sabse Mazboot, mon bureau de vote est le meilleur. Une fonction dédiée de son application NaMo lui permet même de communiquer directement avec les volontaires, pour lesquels il organise des visioconférences géantes.

Cette communication, si elle est efficace, pose néanmoins des problèmes. Très segmentée, la communication devient polarisante, propice aux fake news. Alors que plus de la moitié des Indiens utilisent les médias sociaux comme source d’information, plus d’un tiers (35 %) d’entre eux estiment que chaque fake news comporte un fond de vérité. Les messages qui circulent dans les groupes sont incontrôlables par les autorités, les fact checkers ou la plate-forme elle-même, donnant lieu à des débordements parfois tragiques.

Lors des campagnes pour les élections de 2014 et 2019, Narendra Modi a voulu, et su, court-circuiter complètement les médias traditionnels pour privilégier l’accès direct au peuple via les réseaux sociaux. L’exercice peut être perçu comme démocratique : grâce à l’explosion du nombre de smartphones et des connections internet, à l’effondrement des prix de la data et au déroulement de la 4G, les Indiens des zones rurales comme urbaines peuvent désormais se rendre directement sur les réseaux sociaux pour se former une opinion politique. Mais cette évolution a son revers : tandis que Narendra Modi prend soin de cultiver une image consensuelle, ses supporters, surnommés Bhakts, les dévots, s’attaquent systématiquement à toutes les voix critiques à coups de hashtags comme #presstitutes, #libtard ou, le plus grave de tous #antinational. Aujourd’hui, on est pour Modi ou contre l’Inde.

    (1)

    Un État indien situé dans l’ouest du pays.

    (2)

    Chowkidar, est un mot urdu qui désigne les gardiens qui se tenaient autrefois aux quatre coins du village pour les protéger contre les intrusions.

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