Eric Bayle, micro à la main, au bord d'un terrain de rugby

Le journaliste sportif Éric Bayle (ici avant un match de Top 14 à Toulon, en septembre 2022) a rejoint Canal + en 1992. 

© Crédits photo : Johnny Fidelin / Icon Sport

Rugby à la télévision : « Jusqu’en 1995, c’était le paléolithique »

Le rugby a une place de choix à la télévision française, bien diffusé et commenté avec soin. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Retour historique avec Éric Bayle, journaliste et commentateur de Canal +, spécialiste du rugby.

Temps de lecture : 5 min

Jusqu’au 28 octobre 2023, la France accueille la Coupe du monde de rugby. Une première en solo : en 2007, l’organisation de l’évènement avait été gérée avec le Royaume-Uni. Les 48 matches, des poules à la phase finale, sont diffusés et commentés sur TF1, les chaînes du service public et M6. Quarante-huit rencontres qui s’ajoutent à la programmation habituelle du paysage audiovisuel français : 175 matchs de Top 14 (équivalent de la Ligue 1 de football), 240 rencontres de Pro D2, sans compter les autres compétitions internationales. Une chaîne se démarque dans l’histoire de la diffusion du sport à la télé : Canal +. Nous avons discuté des évolutions du sport à la télévision avec l’un de ses principaux artisans, Éric Bayle, présent dans la chaîne depuis les années 1990.

Comment vous préparez-vous avant de commenter un match de rugby ?

Éric Bayle : Je prends soin de faire des fiches avec les noms et les informations sur chaque joueur et les remplaçants. On téléphone parfois aux entraîneurs, ou on assiste même aux entraînements. Les discussions au bord du terrain avec les coachs et leurs adjoints se prolongent jusqu'au coup d'envoi. Nous travaillons en continu, de match en match, notamment avec les fiches préparées pour les rencontres antérieures.

En plus de l’info, il faut de la passion et de la rigueur. C'est ce qui caractérise le style Canal + depuis la création de la chaîne il y a bientôt quarante ans. Nos abonnés payent pour nous écouter, nous leur devons donc un service de qualité. Il ne peut pas y avoir d'approximations.

« Je fais partie d'une génération abreuvée de foot mais sevrée de rugby »

Au-delà du travail individuel, il y a aussi un travail d’équipe. Le commentaire se fait à deux, voire à trois avec le consultant, avec en plus une personne en bord de terrain pour donner des informations. Sans oublier l'équipe technique, et notamment le réalisateur pour le choix des images, le choix des plans de coupe, des ralentis, des séquences focus.

Vous avez commencé à commenter sur Canal + dans les années 1990, quels ont été les grands changements depuis vos débuts ?

Au début des années 1990, il y avait encore très peu de rugby à la télé. Pour plaisanter, il m'arrive de dire que jusqu'en 1995, c'était un peu le paléolithique du rugby à la télévision. Je fais partie d'une génération abreuvée de foot mais sevrée de rugby. Pendant longtemps, les seuls matchs diffusés à la télé étaient ceux du Tournoi des Cinq Nations à, avec deux ou trois matchs de tournée de l'équipe de France. Et puis, de manière complètement aléatoire, la finale du championnat, une ou deux demi-finales, un quart de finale ou deux peut-être...  Et tout était centralisé sur le service public. Canal + est arrivé en 1984, et dès 1985, il y a eu du rugby sur la chaîne.

En 1995, c’est le passage à un rugby professionnel. Canal + a commencé à suivre régulièrement le championnat de France et le rugby de l'hémisphère sud, notamment le Super Rugby, une compétition rassemblant les plus grosses équipes de l’hémisphère sud. On est passé d'une vingtaine de matchs par an à la télé à 60 ou 70. Si on schématise, Canal + a commencé à couvrir le championnat de manière régulière en 1995 avec un match tous les deux week-ends, en alternance avec le basket-ball. Aujourd'hui, entre le Top 14 et la Pro D2, nous en sommes à 15 matchs en direct chaque semaine. À partir de 1998, Canal + a lancé une couverture du rugby égale à celle du foot. Tous les matchs de championnat étaient retransmis, avec une émission consacrée aux résumés.

La professionnalisation a entraîné la création de nouvelles compétitions, de nouvelles manières de filmer le rugby, par essence un sport très télégénique. Les moyens techniques se sont améliorés. Et avec le Super Rugby, c’est un spectacle digne de la NBA qui faisait irruption à la télévision française.

« Pour que le rugby devienne un spectacle encore plus télégénique, des règles ont pu être adaptées »

On évoque souvent le duo formé par Thierry Roland et Jean-Michel Larqué pour le commentaire des matchs de football. Y a-t-il eu un duo aussi iconique pour le rugby ?

La référence historique est évidemment le duo Roger Couderc/Pierre Albaladejo, sur le service public. Couderc était plus supporter de l’équipe de France que commentateur mais il a fait découvrir le rugby à des générations entières. Il est bien évident que le commentaire de rugby a beaucoup changé depuis. On ne commente pas de la même manière selon que l’on couvre un match tous les six mois ou chaque semaine. Tout est beaucoup plus spécialisé aujourd'hui. Les consultants sont des anciens joueurs qui, pour la plupart, ont arrêté assez récemment. Le rugby évolue vite, c'est le profil que nous recherchons sur Canal +. Nous mettons en avant des statistiques, de la donnée sur chaque joueur, on utilise la palette graphique pour les analyses dans les émissions, dans les directs. Il y a parfois entre 15 et 20 caméras autour des terrains de rugby, là où il y en avait quatre par le passé. Le traitement du rugby à la télé aussi s'est considérablement professionnalisé.

Vous venez de dire que le rugby évoluait assez vite. On pourrait caricaturer en disant qu’en effet les règles changent tout le temps. Comment faites-vous pour vous adapter ?

Nous faisons un point avec le corps arbitral à chaque début de saison pour qu'il nous explique toutes les nouveautés, mais ça n’est pas quelque chose de particulièrement remarquable. C’est le mouvement inverse qui est intéressant. Pour que le rugby devienne un spectacle encore plus télégénique, des règles ont pu être adaptées : limitation des arrêts de jeu et du temps perdu en mêlée, valorisation de l'essai plutôt que du jeu au pied... Dans l'hémisphère sud, les télévisions ont mis beaucoup d'argent et ont eu une grosse influence sur les règlements. Les télévisions ont aussi pu influer sur le format des compétitions, et à Canal + nous n'avons jamais caché que nous avions poussé pour que le championnat adopte une formule en poule unique, claire, permettant à un public plus large de s'intéresser au rugby.

« Les commentateurs s’extasiaient de voir un énorme plaquage »

Depuis quelques années, on évoque souvent les problématiques de santé liées à la pratique du rugby, notamment les commotions cérébrales. Cela change-t-il votre manière de travailler ?

Tout ça découle de la professionnalisation du sport et de l'augmentation des gabarits, de la préparation physique accrue des joueurs. Le sujet est apparu il y a une dizaine d'années : il a été pris au sérieux par les instances qui cherchent à faire évoluer les règles et à rendre l'arbitrage plus sévère pour punir les joueurs dangereux. Et bien évidemment, cela influence nos commentaires. Il y a encore quelques années, les commentateurs s’extasiaient de voir un énorme plaquage fracassant la mâchoire d'un joueur. Ou héroïsaient un joueur qui restait sur le terrain, titubant, après un choc terrible. Si un joueur prend un carton rouge en début de match pour avoir fait un plaquage dangereux, nous expliquons quelles sont les bases de la décision. Nous sommes très attentifs à ces sujets.

Entre la professionnalisation et l’explosion du rugby à la télévision, avez-vous observé un changement dans le rapport entre journalistes et joueurs ?

Pas vraiment. Le rugby a des valeurs, dont l'humilité. Si vous cherchez à mettre en avant un joueur, il va toujours expliquer qu’il n’est pas à l'origine du succès, que c’est toute l'équipe qui est derrière. Ce qui met à l’abri de comportements individualistes. Il y a évidemment des joueurs surmédiatisés, comme Antoine Dupont ou Romain Ntamak. Mais leur rapport avec les professionnels reste très simple. Ce sont des gens ordinaires qui vont acheter le pain à la boulangerie du quartier. Ils ne sont pas des stars inaccessibles voyageant en jet privé. Bien sûr, ça a un peu bougé, ils n’étaient pas du tout sollicités par le passé et le sont beaucoup aujourd’hui. Mais ils restent très abordables. Ce sont des gars relativement normaux, ils ne gagnent pas des salaires de milliardaires de foot ou de basket.

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