Un cortège noir. Des visages masqués. Des croix celtiques flottant dans un silence de plomb. Les images du dernier rassemblement organisé à Paris par le Comité du 9-mai (C9M), en mémoire d’un militant ultranationaliste décédé en tentant d’échapper à la police, ont suscité de multiples réactions au sein de la classe politique, indignée de voir, comme tous les ans à cette date, des néofascistes manifester.
Aucune chaîne de télévision n’était sur place pour couvrir la manifestation, et les rares journalistes présents, comme le photographe indépendant Yann Castanier, ont raconté avoir été intimidés et tenus à distance du cortège comptant quelques centaines de manifestants. L’écho médiatique qu’a pris la manifestation ne tient qu’au contenu d’un vidéaste autrichien, posté sur son compte twitter et devenu viral, ainsi qu’aux photos et vidéos publiées par le C9M sur sa chaîne Telegram (2 439 abonnés au 3 juillet 2023), reprises par les chaînes de télévision sans toujours mentionner leur origine.
Vantée pour la liberté de ton qui y règne et sa confidentialité, l’application russe propose des canaux (ou boucles) auxquels s’abonner en passant par un pseudonyme, sans dévoiler son numéro de téléphone contrairement à Whatsapp. La messagerie chiffrée s’est imposée dans la mouvance d’ultra droite autour de 2017 comme un vecteur privilégié de mise en scène, en photo et vidéos, de multiples groupes locaux (Paris, Strasbourg, Lyon...) lors de rassemblements (poses muscles contractés, gestes ou symboles nazis, visages souvent masqués ou floutés), mais aussi d’organisation et d’autocélébration d’actions violentes.
Le compte Ouest Casual répertorie les événements et les revendications de ces mouvances dans une boucle Telegram qui compte plus d’une dizaine de milliers d’abonnés. Et parmi eux, bon nombre de journalistes, ce qui n’a pas échappé aux administrateurs du canal. Depuis un an, le nombre d’articles qui rapporte le contenu de ce type de boucles explose (Le Parisien, Le Progrès, Actu.fr, Monaco-matin…).
Sébastien Bourdon, journaliste indépendant spécialisé sur l’extrême droite militante et qui travaille régulièrement pour Mediapart, fustige les papiers qui ne reposent que sur ces dernières : « bâtonner [reprendre une dépêche d’agence en la remaniant légèrement, NDLR] Ouest Casual comme si c’était l’AFP révèle une drôle de conception du journalisme. C’est une solution de facilité qui permet à des journalistes, dérangés par ce qu’ils lisent, de laisser libre court à des articles indignés, sans toutefois s’interroger sur la visibilité donnée [à ces groupes] ».
Rédacteur en chef de Streetpress, Mathieu Molard nous raconte recevoir « de plus en plus de propositions de sujets de ce genre car cette messagerie a pris de l’ampleur ». Son média suit attentivement l’extrême droite et lui consacre même une newsletter mensuelle (FAF). Même s’il veut privilégier les contacts directs et le reportage, il considère qu’un sujet Telegram peut tenir à condition de croiser, sourcer et vérifier chaque élément récolté.
Difficile de suivre la vie de ces mouvements, capables de s’auto-dissoudre et de se reformer rapidement, sans recourir à Telegram. D’autant plus qu’en leur sein, la mouvance nationaliste-révolutionnaire, adepte des actions coup de poing et des démonstrations de force, gagne en popularité. Conséquence pour les journalistes, comme Marine Turchi ou Christophe-Cécil Garnier : il devient impossible de se rendre sur le terrain à visage découvert.
« Auparavant, avoir mauvaise publicité dans la presse était toujours bon à prendre, mais aujourd’hui, les militants n’ont plus besoin de nous et n’hésiteraient pas à nous frapper », explique ce dernier, qui suit ces mouvances depuis 2016. C’est pourquoi sa rédaction, Streetpress, refuse les propositions d’immersion de pigistes qu’elle reçoit : « On tient à se présenter comme journalistes, à ne pas mentir quand on parle à des militants radicaux, et on ne veut pas mettre nos confrères en danger. » Une déontologie appliquée par tous les journalistes entendus.
Ce qui n’empêche pas les journalistes de s’infiltrer, avec des faux comptes sur Twitter, Instagram ou même TikTok pour observer ce qu’il se passe dans la « fachosphère » et recouper des informations glanées sur Telegram.
C’est en croisant les publications de plusieurs groupes d’extrême droite (dont les visages des membres sont floutés sur les photos) sur la messagerie, mais aussi celles des boucles de propagande russe dévoilant l’identité des volontaires étrangers en Ukraine… et des vidéos TikTok publiées sur place par certains d’entre eux, qu’Arthur Weil-Rabaud a pu retracer, pour Rue89 Lyon, l’itinéraire d’un militant néonazi parti combattre en Ukraine et qu’il suivait depuis près de trois ans sans connaître son visage.
C’est aussi sur Telegram que se sont appuyés, en complément de sources policières et judiciaires, Sébastien Bourdon, Matthieu Suc et Marine Turchi, pour leur portrait de Marc de Cacqueray-Valmenier, ex-leader des Zouaves Paris et figure mythique de cette mouvance. Les consignes que ce dernier y délivrait sur les actions à mener ont permis d’établir son rôle de chef et d’organisateur. « Il faut travailler à plusieurs sur ces sujets, pour se soutenir mutuellement et croiser des sources complémentaires », nous raconte Marine Turchi. Car, souligne-t-elle, « Telegram ne permet pas de voir la diversité des profils sociologiques de l’extrême droite avec ses cogneurs, ses bourgeois au discours charpentés… »
Plus ces boucles sont exposées médiatiquement, plus ses administrateurs cherchent à en effacer les messages compromettants. Même lorsque leur accès est bloqué, elles se reconstituent et leur nouvelle url se partagent entre initiés. Tout comme celles de « sous-groupes » dédiés à des actions ou sujets précis. Mouvant, Telegram reste avant tout le terrain de jeu du chat et de la souris.