illustration de trois journalistes enquêtant sur le fonds Marianne

L'enquête de Gabriel Libert, de Marianne, a pu être poursuivie par son collègue Gérald Andrieu et une journaliste de « L’Œil du 20 heures » de France 2, Sophie Broyet. 

© Illustration : Camille Deschiens

Terminer le travail d’un journaliste décédé : comment une enquête de « Marianne » a pu aboutir

Le journaliste à l’origine des révélations sur le fonds Marianne, Gabriel Libert, est décédé au cours de son enquête. Celle-ci a pu voir le jour grâce au travail de deux journalistes qui ne se connaissaient pas l’un l’autre.

Temps de lecture : 7 min

Du scandale politico-financier du fonds Marianne restent en mémoire plusieurs grands noms et leurs tragiques trajectoires. Une ministre longtemps incontournable de la Macronie, Marlène Schiappa, écartée du gouvernement fin juillet et accusée aujourd’hui de nombreux torts : mensonges, instrumentalisation de l’assassinat de Samuel Paty, orientation des subventions publiques à des fins politiques… Un préfet hors-cadre, Christian Gravel, chéri des pouvoirs politiques de Manuel Valls à Emmanuel Macron en passant par François Hollande mais finalement démissionné et perquisitionné pour avoir semble-t-il traité de façon privilégiée et peu rigoureuse au moins une association dont il était proche. Et un essayiste déjà controversé, Mohamed Sifaoui, également perquisitionné car accusé de s’être versé de façon indue un important salaire au sein de cette association à partir des subventions du fonds Marianne. Mis en cause par deux enquêtes menées par l’Inspection générale de l’administration et par une commission d’enquête sénatoriale, Schiappa, Gravel et Sifaoui pourraient être visés par une troisième : le parquet national financier (PNF) a ouvert une information judiciaire. 

Cette affaire, qui a marqué l’actualité du printemps à l’été 2023, aurait pourtant pu ne jamais être rendue publique. Le journaliste du magazine Marianne à l’origine de sa révélation, Gabriel Libert, est en effet décédé pendant son enquête. Son travail n’a été poursuivi et publié que grâce à l’abnégation de deux personnes qui ne s’étaient jamais rencontrées et ne se connaissaient même pas nommément : le chef et voisin de bureau de Gabriel Libert, à savoir Gérald Andrieu et une journaliste de « L’Œil du 20 heures » de France 2, Sophie Broyet. 

« Il y a un loup »

Tout a commencé par une expression assez désuète : « Il y a un loup. » Ces mots viennent du dirigeant d’une grande association de défense des valeurs laïques qui a postulé en avril 2021 au fonds Marianne, doté de plus de 2 millions d’euros. Ce dirigeant a de l’expérience, il pense avoir déposé un dossier très solide et qui répond aux attentes : défendre les valeurs républicaines, notamment auprès des jeunes et sur Internet. En juin 2021, il apprend que son dossier n’est pas retenu et constate que les noms des associations lauréates ne sont pas dévoilés. Intrigué, il reste attentif dans les mois qui suivent afin de découvrir les actions subventionnées. Il ne voit rien, ça l’interroge. C’est à Gabriel Libert qu’il choisit de le faire savoir, au début du printemps 2022. 

Ancien de VSD et de Paris Match, Gabriel Libert est arrivé à Marianne en 2019. Quand cet informateur le contacte, le journaliste vient de vivre des mois mouvementés au sein de sa rédaction. Un conflit douloureux – dévoilé à l’époque par Arrêt sur images – l’a opposé à une célèbre consœur du journal : Caroline Fourest. Le premier a révélé dans Marianne les accusations d’escroquerie dont fait l’objet un scénariste influent, Thomas Nlend, à qui il reproche aussi d’avoir été très proche de l’essayiste d’extrême droite Alain Soral. La seconde, raconte Arrêt sur images, a défendu activement ce scénariste, au point de faire pression sur Libert pendant plusieurs mois pour qu’il abandonne son enquête puis de le contacter quelques heures avant le bouclage du magazine pour lui suggérer de joindre un informateur à même de défendre Thomas Nlend. Problème : cet informateur, connu dans des affaires de mensonge et d’escroquerie, s’est présenté sous une fausse identité à Gabriel Libert. Scandale dans la rédaction et au sein de sa direction, qui soutiendra Libert. Caroline Fourest finira elle par cesser sa collaboration avec Marianne et par se retirer de son conseil de surveillance. 

L’épisode rappelle des moments difficiles à Gabriel Libert, qui avait déjà été au cœur d’une polémique : le journaliste avait publié en décembre 2019 un article controversé qui contestait le travail de Médiapart sur les accusations d’agression sexuelle de la part de la comédienne Adèle Haenel à l’encontre du réalisateur Christophe Ruggia. Sauf que le journaliste de Marianne se voyait reprocher de prendre le parti du réalisateur et de présenter son papier comme une « contre-enquête » sans pour autant avoir contacté plusieurs acteurs incontournables de cette affaire, dont les journalistes de Médiapart ou Adèle Haenel. L’incident fait aussi ressurgir des tensions au sein et autour de Marianne, que des observateurs accusent depuis plusieurs mois de complaisance voire de proximité idéologique avec la droite dure au nom de la défense de l’universalisme et de la laïcité – une critique adressée également au principal mouvement porteur de cette ligne politique en France, le Printemps républicain, dont sont membres ou proches une partie des acteurs de l’affaire du fonds Marianne.

« C’était notre obsession. On n’en dormait plus la nuit »

Mais cet épisode a aussi prouvé que Gabriel Libert ose écrire à contre-courant. Une qualité nécessaire pour travailler sur le fonds Marianne – le fait que Marianne publie cette enquête sur le fonds du même nom sera considéré comme une trahison dans une partie du camp dit « laïc » ou « républicain » – et qui fait de lui un candidat de choix pour la fameuse source qui a vu un loup. Problème : celle-ci n’a aucune info à fournir. C’est faible, reconnaît aujourd’hui Gérald Andrieu : « C’est une enquête qui naît sans source, juste une personne qui dit un jour :  “Vous ne voudriez pas creuser, M. Libert ?” Sur le papier, à l’origine, ce n’est pas l’affaire du siècle. C’est là où Gabriel était un journaliste avec beaucoup de flair. Il a senti qu’il fallait enquêter. » 

Le journaliste va buter plusieurs semaines sur de nombreuses portes fermées – ses confrères disent qu’il a persévéré alors qu’il a pris « des portes dans la gueule » – et finira par publier en juin 2022 un premier article contenant peu de réponses mais en ayant assez d’informations pour soulever de très bonnes questions. Pourquoi les noms des bénéficiaires du fonds Marianne sont-ils restés secrets ? Comment ont-ils été sélectionnés ? L’argent a-t-il été bien utilisé ? Si oui, pourquoi, même dans le milieu, a-t-on du mal à identifier à quoi ces deux millions d’euros ont servi ? 

Le Graal

L’article suscite très peu de réactions, en dehors de celle d’une enquêtrice de France 2, Sophie Broyet. Elle se souvient d’un « super papier » et d’une envie inédite pour elle : inviter ce confrère qu’elle ne connaît pas à continuer l’enquête, main dans la main. S’en suit un « coup de foudre professionnel », des dizaines de messages chaque jour, des interviews menées tantôt conjointement tantôt successivement, « en appliquant la stratégie good cop, bad cop ». Jusqu’au Graal, atteint juste avant les vacances de Noël : les journalistes mettent la main sur la liste des bénéficiaires du fonds. « C’était notre obsession pendant des mois. On n’en dormait plus la nuit. Et là, on l’avait enfin ! », se souvient Sophie Broyet. 

Gérald Andrieu suit ces rebondissements. Au sein de la rédaction, le directeur adjoint est installé dans un bureau fermé, seulement séparé par une paroi vitrée de l’open space où travaille Libert, son voisin direct. Ce dernier passe régulièrement dans son bureau : « C’était presque toujours moi qui relisais et suivais ses papiers. On faisait le point de manière orale, très régulièrement. Mon rôle avec les enquêteurs, c’est de les guider, de les pousser à vérifier certaines choses ou au contraire de les stopper quand je sens qu’ils sont dans une impasse. Gabriel adorait creuser, je lui ai souvent dit : “Il faut savoir terminer une enquête.” » Andrieu ne prend quasiment aucune note de ces échanges informels, ce qui est très classique dans la profession. C’est sûrement plus rare, il ne réclame pas le nom des informateurs : « Je préserve la relation privilégiée entre un enquêteur et sa source. Le journaliste n’est pas obligé de me donner les noms. Il le fait s’il le souhaite. On va me dire que c'est une folie de faire ça. Mais mon boulot, c'est de poser des questions connexes, pour m'assurer de la fiabilité de la source en question et des infos qu’elle nous livre. »

« Ses enquêtes en cours aboutiront, elles sortiront, nous lui devons »

Ce manque d’informations va s’avérer problématique à la mort de Gabriel Libert, à la suite d’un accident pendant ses vacances au Mexique. Très vite, Gérald Andrieu se fait la promesse de poursuivre le travail de son confrère. Il ajoute cette phrase à la nécrologie de Gabriel Libert : « Ses enquêtes en cours aboutiront, elles sortiront, nous lui devons. »  La directrice de la publication de Marianne, Natacha Polony, raconte ce choix qui s’est « imposé très vite »  : « On avait en tête son bonheur quand son enquête avançait, c’était presque un gamin dans ces moments-là. On en aurait été malade de ne pas pouvoir publier cette enquête. » Il s’agit même pour elle d’un « devoir, explique-t-elle,

Mais par où commencer ? « Je savais simplement qu’il bossait avec une journaliste de France 2. Il m’avait parlé d’une “super enquêtrice”, mais il ne m’avait jamais donné son nom. », détaille Andrieu. Restent quelques carnets de notes, de nombreux dossiers rangés dans des chemises et un ordinateur, qu’Andrieu a eu la charge d’explorer pour en extraire de précieuses pistes et informations. Une tâche tout sauf anodine, on l’imagine, qui prendra une dizaine de jours – son ordinateur étant décrit comme « le moins rangé du monde ».

Coopération entre médias

Le directeur adjoint finit enfin par identifier Sophie Broyet. Il va lui aussi échanger quotidiennement avec elle et être obsédé par l’affaire au point d’en faire des nuits blanches. Ce nouveau duo parviendra à ses fins et dévoilera ses révélations le 29 mars, conjointement dans Marianne et dans « L’Œil du 20 heures ». Le papier publié par le magazine comprend la signature post-mortem de Gabriel Libert, une partie de ses infos et s’inspire même de sa plume au point qu'on y trouve certaines de ses expressions. « En écrivant, je tenais à ce qu’on “sente” Gabriel dans le papier. Les lecteurs ne peuvent pas s’en rendre compte, bien sûr, mais c’est un hommage important pour moi à sa ténacité et à son travail », décrit Andrieu.

Sophie Broyet y voit un « bel hommage » au journaliste décédé, ainsi qu'une aventure journalistique unique et passionnante : « Cette enquête illustre magnifiquement la coopération possible entre des médias qui sont concurrents mais se respectent. C'est symptomatique d'une relation très saine entre journalistes et entre journaux. » Depuis l’affaire du fonds Marianne, une autre enquête signée Libert a été publiée dans Marianne. La dernière, pensait Gérald Andrieu. Mais début septembre, il a reçu un coup de fil important. Au téléphone, une source de Gabriel Libert a ouvert une nouvelle porte, sur une autre enquête.  

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