Depuis l’attaque du Hamas en Israël le 7 octobre 2023, les choix sémantiques de l’Agence France Presse sont critiqués par des personnalités politiques et des médias, qui considèrent que l'AFP devrait présenter le Hamas comme une organisation « terroriste ». Au nom de l'agence, son rédacteur en chef chargé des principes éthiques et rédactionnels a répondu à ces mises en cause dans un communiqué.
Arrivé à l’Agence France Presse en 1984 en pensant ne rester qu’un an à Paris, cet Écossais n’a finalement jamais quitté l’AFP : « Quarante ans après, je suis toujours là ! » Chef du desk anglais à Nicosie, au Proche-Orient, puis directeur régional pour l'Asie-Pacifique, il a ensuite été le « premier non-Français » à occuper le poste de rédacteur en chef central de l’AFP. « Patron de toute la rédaction » pendant six ans, il travaille depuis 2002 avec la direction de l’information sur les sujets de déontologie.
Vous avez publié un communiqué le 28 octobre expliquant pourquoi l’AFP n’utilisait le terme « terroriste » qu’en respectant certaines conditions. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Eric Wishart : En tant qu’agence de presse, on se doit de présenter les faits comme ils sont, sans jugement de valeur. C’est ensuite à nos clients, les médias, d’ajouter ce qu’ils souhaitent à l’information brute. Lorsque nous proposons des analyses d’événements, nous nous basons par exemple sur des interviews de spécialistes.
Avec le Hamas, beaucoup se sont demandé pourquoi nous ne parlions pas d’organisation terroriste. Notre règle, c'est d’utiliser ce mot avec attribution, c’est-à-dire en indiquant qui est la personne, l’institution ou le pays qui l’utilise. On le fait, par exemple, lorsque l’ONU, les États-Unis, la Grande-Bretagne ou encore Israël disent que c’est une organisation terroriste.
Le conflit au Proche-Orient suscite beaucoup de débats, partout dans le monde. Lorsque j’ai écrit le communiqué, j’ai voulu que ce soit clair : notre métier, c'est de publier des faits, une information fiable, sans opinion. Par exemple, si un politique tient des propos qui se révèlent être faux, on va dire que ce n’est pas vrai, mais on ne dira pas que c’est un menteur.
Quelles étaient les directives avant le 28 octobre ?
Elles étaient similaires à aujourd’hui, on avait déjà des consignes rédactionnelles pour le Proche-Orient parce que c’est un sujet très sensible. C’est simplement qu’on n’avait rien partagé publiquement parce qu’il fallait d’abord y mettre les formes. Une fois le communiqué rendu public, ça a suscité automatiquement des réactions.
Si notre charte déontologique est disponible publiquement, notre manuel de l’agencier [document comprenant les principes et règles de base d’écriture à appliquer au sein de l’AFP] reste plutôt en interne, car il est tout le temps mis à jour. Depuis le début du conflit, le 7 octobre, on a renforcé ces consignes rédactionnelles. On a particulièrement insisté sur le fait qu’il fallait faire attention au langage dans les dépêches, dans les légendes photos et dans les textes qui accompagnent les vidéos.
Vous êtes chargé des principes éthiques et rédactionnels. En quoi consiste votre mission concrètement ?
Je collabore avec la rédaction en chef, la direction de l’information et les chefs de service à l’agence. Nous déterminons les lignes directrices de notre politique rédactionnelle, mais aussi notre utilisation de l’intelligence artificielle. Ce n’est pas moi dans mon coin qui sort toutes ces règles. Avec une collègue chargée de la diversité, nous sommes responsables du manuel de l'agencier.
Au quotidien, je suis en contact avec la rédaction en chef, et nous nous interrogeons beaucoup sur les mots que nous employons. Récemment, pour la couverture du Haut-Karabakh et le conflit avec l’Arménie, on s’est demandé : « Comment on couvre cela, quel langage utiliser pour parler de ces questions ? Est-ce qu’on parle de “réfugiés” ? Comment on décrit ce qu’il s’est passé avec les Arméniens, est-ce qu’on parle de “génocide” ? » La question, c’est vraiment : quels mots et expressions peut-on utiliser ou non ?
Qu’est-ce qui fait que vous décidez de l’utilisation ou de la non-utilisation d’un terme ?
Pour prendre la décision, il faut vraiment que ce soit basé sur quelque chose de concret. On ne peut pas décider du jour au lendemain de nouvelles règles éthiques pour l’AFP. Lorsqu’on parlait des réfugiés, par exemple, j’étais en contact avec l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, l’UNHCR. J’ai échangé avec eux pour savoir si les consignes d’action que j’avais rédigées étaient conformes à la loi.
Dernièrement, je me suis aussi posé la question avec le terme de « réfugié climatique », parce que je commençais à le voir de plus en plus dans nos dépêches. J’ai demandé à l’UNHCR s’il était correct d’utiliser cette expression. Ils m’ont répondu que non. Selon eux, il ne faut pas faire de distinction avec les autres réfugiés.
« Trouver une règle juste à appliquer, c’est un vrai travail d’enquête ! »
On a aussi écrit à des institutions au sujet du champ lexical autour des crimes de guerre et des génocides. Nous avons sollicité la Cour internationale de Justice, à La Haye. Trouver une règle juste à appliquer, c’est un vrai travail d’enquête !
Pour la situation en Ukraine, lorsqu’il a été question de parler de drones kamikazes, nous les avons appelés des drones « explosifs ». On n’utilise pas le terme kamikaze pour éviter qu’il soit rapporté à l’utilisation qui en était faite au Japon [dans la propagande du pays, au début de la Seconde Guerre mondiale, NDLR]. Et pour le mot « suicide », on ne pouvait pas l’utiliser, car il n’y a personne dans les drones. On a aussi eu une discussion concernant le terme « martyr ». On ne l’utilise que dans les citations, car ce n’est pas un mot neutre. On parlera plutôt d’une victime.
Et pour le mot « terroriste » ?
En 2002, on avait mis à jour nos consignes pour la couverture du Proche-Orient suite aux attaques du 11 septembre 2001. Déjà, dans ces documents, on disait qu’il fallait utiliser le mot « terroriste » avec attribution. On peut dire que les pays et les institutions les ont désignés ainsi, mais on ne peut pas, nous, les désigner ainsi. Cette règle existe depuis plus de vingt ans, ce n’est pas nouveau.
J’ai vu que la BBC partage cette politique, ils ont établi cette règle depuis longtemps. Lorsqu’il s’agit d’un jugement de valeur, on préfère utiliser un terme neutre.
Certains ont trouvé des archives de dépêches et des posts sur X (ex-Twitter) qui contredisent cette règle…
Avec le nombre considérable de dépêches produites chaque jour par l’AFP, on fait de notre mieux, mais les règles ne sont pas toujours respectées. Lorsque l’on voit que ce n’est pas le cas, on se met en contact avec la personne qui s’en est occupée et on lui signale l’erreur.
Vos débats sur l'utilisation des mots sont-ils toujours liés à des conflits ?
Non, pas spécialement. Je fais une veille importante sur les nouveaux mots qui sont utilisés. Je regarde dans le détail la couverture qu’on effectue sur les actualités.
« Lorsque j’ai commencé, on ne parlait pas de déontologie »
À l’époque du meurtre de Georges Floyd par exemple, et du mouvement Black Lives Matter, tous les médias aux États-Unis et au Canada parlaient de « Black » en mettant le « B » en majuscule. On s’est demandé ce qu’on devait faire en tant qu’agence de presse mondiale basée à Paris avec une forte présence aux États-Unis et en Afrique.
Quelle a été la décision ?
Dans un premier temps, j’avais proposé qu’on suive les autres agences comme Bloomberg, Reuters ou AP. On mettait en anglais et en majuscule « Black », comme les autres. Mais la question était de savoir si pour « white », on aurait également mis une majuscule. J’ai donc posé la question à nos journalistes en Afrique, et ils ont tous dit : si c’est « B » en majuscule, alors on met aussi « W » en majuscule.
On a finalement gardé la majuscule du « B » en Amérique du Nord. Et pour le reste du monde, on a mis tout en minuscules. Je pense que ça ne sert à rien de vouloir être différent. Ça ne sert à rien que l’AFP ait son orthographe particulière. Je suis plutôt pour être en conformité avec les autres agences et grands médias.
Pourquoi est-il si important de prêter attention à tout cela ?
Il n’y a pas que des questions de majuscules. On se pose aussi la question pour les noms des pays. En Birmanie, « Myanmar » a remplacé le nom anglais du pays, « Burma ». L’Inde a changé la plupart des noms de ses villes. On a donc dû décider de ce qu’on faisait.
C’est important de faire attention aux mots. Comme je suis basé à Hong Kong, j’ai six à sept heures de décalage, ce qui me permet d’avoir du recul sur ce qu’il se passe au siège, à Paris. Étant écossais, je peux faire un parallèle entre les mots en français et ceux en anglais, ce qui m’aide pas mal dans mes réflexions pour trouver des expressions assez neutres.
Vous avez commencé à travailler à l’AFP en 1984. Comment ont évolué les questions d’éthique depuis vos débuts ?
Lorsque j’ai commencé, on ne parlait pas de déontologie. Dans les années 1980, dans le manuel de l’agencier, on avait une petite liste de points très basiques : il faut être fiable, chercher la vérité, etc. Mais ce n’était pas développé. C’est vers 2015 et avec les attentats de Charlie Hebdo que l’on s’est dit qu’il fallait vraiment faire une charte.
Et ressentez-vous une attention plus particulière du public ?
Disons qu’avant, c'était plus simple pour nous parce qu’on ne proposait que du texte et des photos. Désormais, l’AFP est une agence multisupport, donc il faut être vigilant dans toutes les publications. Avec le développement d’Internet et des réseaux sociaux, il y a tellement de contenus que les gens regardent chaque image, étudient chaque mot.