Un record du monde de polluants dits éternels. Voilà ce qu’ont révélé deux journalistes françaises travaillant l’une pour Le Monde (Stéphane Horel), et l’autre pour France 3 (Émilie Rosso), aidées par des confrères de la RTBF. Elles y sont parvenues en repérant cette pollution puis en réussissant, avec l’ONG Générations futures, à faire tester les eaux potables et les eaux brutes de la petite commune industrielle de Salindres (Gard), dans les Cévennes, où le géant belge de la chimie Solvay est implanté.
Dans ce bourg, parfois qualifié de « capitale de la pollution » (à 12'23 dans cette vidéo), les autorités sanitaires avaient repéré un cluster de cancers cérébraux sans en identifier les causes. L’enquête journalistique démontre que les eaux du coin sont contaminées à l’acide trifluoroacétique (TFA) à des niveaux jamais vus par les connaisseurs de ce polluant dit éternel, faisant partie de la famille des PFAS (prononcer « pifas », pour groupes de substances perfluorées et polyfluoroalkylées).
Des poêles aux emballages
Si les PFAS ne vous disent rien, sachez que cette famille réunit plusieurs milliers de substances servant à produire des poêles antiadhésives, des emballages, des tissus mais aussi des pesticides. On les dit éternelles, parce qu’elles sont quasi indestructibles et s’accumulent donc dans les corps, dans l’eau, dans les sols.
Les PFAS dont la toxicité a été le mieux étudiée sont considérées comme dangereuses pour la santé humaine, susceptibles de provoquer divers cancers ou le dysfonctionnement de plusieurs organes, mais aussi de réduire la fertilité, ou encore de nuire à la santé des enfants dont la mère a été exposée. Ces PFAS sont au cœur de l'actualité et des débats publics récents en Italie, en Belgique, et sont connues aux États-Unis depuis une dizaine d’années, où elles sont considérées comme un scandale sanitaire.
Un scandale adapté en film
Là-bas, déjà, les révélations sur les PFAS sont l'affaire d’enquêteurs isolés. À commencer par Nathaniel Rich. Si certains lui reprochent une tendance à romancer ses écrits, cet essayiste et journaliste est excellent pour raconter les catastrophes environnementales et les conséquences de leur déni.
En 2016, il s’est intéressé à une histoire encore méconnue en dehors de la Virginie-Occidentale. Celle d’un avocat influent, Robert Bilott, contacté en 1999 par un fermier dont les vaches meurent alors subitement, naissent mal formées ou perdent leurs dents. Serait-ce à cause des activités de l’usine d’à côté, propriété d’une multinationale de la chimie — Dupont — et qui produit des PFAS ? Robert Bilott met sur pause sa carrière pour tenter de répondre à cette question.
Après des années de combats solitaires, il dévoile un scandale sanitaire et prouve que Dupont était au courant de la dangerosité de ses activités mais a caché la vérité. L’article de Nathaniel Rich, publié dans le New York Times magazine, donne une exposition internationale à cette affaire et fait (mieux) connaître ce polluant et sa dangerosité. Trois ans plus tard, en 2019, son enquête sera adaptée en film, avec Mark Ruffalo dans le rôle de Robert Bilott : Dark Waters. Les PFAS, dits polluants éternels, se sont fait un nom, y compris en France.
En France, déjà
Une journaliste française avait écrit, dix ans plus tôt, une première enquête sur ces polluants. C’était Stéphane Horel. Dans un chapitre de son livre La Grande Invasion (éditions du Moment, 2008), elle décrivait une pollution « hors norme » et probablement « là pour toujours ». Elle est devenue experte des pollutions chimiques, mais aussi du lobbying et des stratégies de manipulation, ce à quoi elle n’était pas prédestinée : « On ne comprend pas forcément pourquoi on s’intéresse à un sujet. J'ai toujours aimé la biologie, mais j’ai étudié la littérature britannique et russe. J'en ai, je crois, tiré une espèce de radar au mensonge. Et mon radar s’allume face aux mensonges et à la propagande au profit de la pollution chimique. »
De cette époque, les journalistes qui ont travaillé avec Stéphane Horel retiennent une capacité de travail hors norme et une grande rigueur, tournant parfois à la rigidité. Un journaliste dit d’elle à plusieurs reprises : « Elle ne lâchait jamais rien », évoquant aussi bien sa relation à ses sujets et à ses sources que sa façon d’accepter ou non que ses employeurs aient leur mot à dire sur la façon dont son travail était édité ou diffusé. Stéphane Horel connaît alors un succès d’estime, produit des livres et documentaires remarqués, mais ses sujets s'imposent difficilement dans le débat public et elle dit ressentir en 2015 « une grande lassitude » face au monde de la télé.
« J’en parle tellement que même mon enfant de 3 ans sait dire “PFAS” »
Il faut dire que les pollutions chimiques ne sont ni simples à comprendre, ni télégéniques. Émilie Rosso, journaliste à France 3 nommée au prix Albert-Londres pour son travail sur les PFAS en Rhône-Alpes, explique ainsi le niveau de technicité du sujet : « Le coût d'entrée dans le dossier est énorme. Pour commencer à bien comprendre, j'ai mis au moins six mois. J’ai, tous les soirs, au moins un document ou une étude scientifique sur ma table de chevet. J’en parle tellement que même mon enfant de 3 ans sait dire “PFAS”. »
Celle qui a collaboré pour la première fois avec Stéphane Horel lors de l’enquête sur Salindres décrit leur rencontre comme une libération : « J’ai été très soutenue par mes collègues et ma hiérarchie, mais je me suis souvent sentie seule face à la complexité du sujet. Lors de ma première discussion avec Stéphane, j’ai été tellement soulagée d’avoir l’impression de parler la même langue qu’elle. »
Pigiste au Monde à partir de 2016, puis en poste au journal à partir de 2018, Stéphane Horel participe à plusieurs enquêtes internationales, menées conjointement par des journalistes de différentes rédactions issus de plusieurs pays. Une révélation, explique-t-elle : « Je n’aime pas beaucoup l’idée de hiérarchie en général. L’enquête “cross-border” [transfrontalière], c’est un monde utopique, sans chef. C’est un espace de liberté et de créativité, on peut inventer des façons de faire du journalisme. Et on le fait sans compétition, en pensant toujours à faciliter le travail des confrères et consœurs. »
17 000 sites contaminés
C'est cette méthode qu'elle retient lorsqu'elle commence une enquête au printemps 2022 avec quatre autres journalistes. Au départ, ils cherchent à identifier une dizaine de sites industriels produisant les PFAS en Europe. De ce travail surgira finalement une « carte de la pollution éternelle » en Europe, appuyée sur une base de données pointant pas moins de 17 000 sites où une contamination sérieuse aux PFAS a été détectée.
Pour travailler ensemble, les cinq journalistes ont mis en commun toutes leurs idées et infos, mais pas seulement. Ils ont retranscrit puis traduit leurs notes d’interviews réalisées dans leur langue natale pour pouvoir les partager. Ou fait des notes résumant chaque document administratif ou étude scientifique non anglophone pour qu’ils soient compréhensibles aux autres. « Cela demande une capacité d’empathie, il faut vraiment se mettre à la place des autres », décrit Stéphane Horel.
Fin 2022, quand ils réalisent l’ampleur du « scandale sanitaire » qu’ils sont en train de documenter, les cinq journalistes décident de « changer d’échelle » : « On est allé chercher des rédactions dans tous les pays où on avait trouvé des données. On leur a proposé de sauter dans un train en marche. » Pour les embarquer, Stéphane Horel réalise un « kit » listant les données trouvées dans chaque pays, les contacts des spécialistes locaux ainsi qu’une fiche « fact and figures » de dix pages sur les PFAS. L’enquête sort en février 2023, signée par une trentaine de journalistes et publiée dans 17 médias. La spécialiste des PFAS de la Commission européenne, Valentina Bertato, saluera une « énorme réussite ».
« Du jamais vu »
Cet aboutissement est aussi un point de départ. Car les journalistes ont identifié plusieurs sites contaminés mais trop peu connus et étudiés. Stéphane Horel a préparé ce qu’elle appelle un « mémo » sur plusieurs d’entre eux, dont Salindres. « Ses mémos sont rédigés de façon que tout le monde puisse entrer dedans mais sont proches du niveau de rigueur d’une publication scientifique. Sur Salindres, elle avait écrit une chronologie détaillée des faits et multiplié les demandes d’accès aux documents administratifs », se souvient Émilie Rosso.
Quelques mois plus tard, au cours d’une discussion avec François Veillerette, militant historique contre la pollution chimique, Stéphane Horel apprend que son association Générations Futures envisage de tester les eaux du coin. Elle lui partage ce qu’elle sait : elle peut entre autres lui indiquer où se font les rejets de PFAS dans le milieu et lui suggérer un protocole scientifique permettant de publier des résultats de qualité.
Des analyses à 5 000 euros
La journaliste se défend toutefois de tout mélange des genres avec l’association militante : « Je ne suis pas partenaire de cette association, je ne travaille pas avec eux. On ne peut pas compter sur les pouvoirs publics pour faire ces mesures. Si c’est une ONG qui doit le faire et que j’ai tout ce qu’il faut pour l’aider à le faire du mieux possible, pourquoi je ne le ferais pas ? Mon but, c’est d’informer au mieux sur un sujet de santé publique. » François Veillerette confirme que l’aide de la journaliste lui a été précieuse pour la réussite de ses prélèvements. Il valait mieux : l’analyse de la dizaine d’échantillons d’eau a été facturée 5 000 euros à l’association par l’un des rares laboratoires en mesure de la réaliser.
Le volet journalistique de l'enquête sera mené à bien avec la RTBF — qui connaît bien Solvay et ses méthodes — et Émilie Rosso, qui dit avoir apporté sa connaissance du terrain et du mille-feuille administratif impliqué dans la gestion de l’eau et de sa qualité. Après deux semaines de travail en commun, les journalistes partageront, reliront et fact-checkeront entre eux leurs articles avant même relecture par les rédactions en chef respectives. Puis vient la publication, qui révèle une pollution record. Ian Cousins, professeur en chimie à l’université de Stockholm et spécialiste du sujet, confirme que c’est « du jamais vu ».
Le travail sur les PFAS et les enquêtes collaboratives internationales ne sont pas terminés pour Émilie Rosso et Stéphane Horel, qui prévoient tout de même quelques ajustements. Cette dernière reconnaît que la charge de travail demandée est intenable et prépare une charte pour y remédier : « On forme de petites rédactions temporaires pour ces enquêtes. Je ne suis pas cheffe mais je peux être coordinatrice donc je tiens à ce qu’on y travaille dans de bonnes conditions. Tout est à inventer, y compris la façon de travailler parfois beaucoup sans que ça devienne néfaste. »