Le tournant des révolutions arabes
« Vive Al Jazeera ! » clamaient les manifestants sur la place Tahrir devant des écrans géants improvisés, une semaine avant la chute de Hosni Moubarak en février 2011. La couverture exceptionnelle en continu du soulèvement égyptien faite par Al Jazeera – au point de suspendre tous ses programmes –, et celle des autres évènements révolutionnaires au Moyen-Orient, place la chaîne qatarie sur le devant de la scène politique. En mettant en image l’espoir des peuples arabes, Al Jazeera semble alors avoir accompli sa mission auto-prophétique de devenir un jour le catalyseur de la démocratisation dans la région. Bien qu’aujourd’hui, avec le recul, la lecture des évènements soit un peu différente, il y a fort à parier que si les Égyptiens n’avaient pas assisté, depuis leur salon ou dans les cafés populaires, à la révolte tunisienne par écrans interposés, l’embrasement révolutionnaire du monde arabe n’aurait jamais pris une ampleur si spectaculaire.
Journal télévisé sur Al Jazeera Arabic
L’engagement sans détour d’Al Jazeera en faveur de la chute des dictatures – et l’immense popularité qu’elle y gagne –, lui vaut les critiques amères de ses concurrentes qui lui reprochent de confondre journalisme et activisme.
Lawrence Pintak cite Nabil Khatib, éditeur en chef d’Al Arabiya – dont la couverture des révoltes de 2011 s’est révélée beaucoup plus timide –, qui estime qu’il n’appartient pas aux médias de soutenir la révolution : « Ce n’est pas leur rôle d’agir tels des partis politiques, en essayant d’être des activistes plutôt que des pourvoyeurs d’informations. […] Al Jazeera tente d’être un protagoniste du conflit. »
Par ailleurs, la chaîne qatarie a été la première à porter un intérêt à la mobilisation en ligne et à diffuser des informations et des vidéos partagées sur les réseaux sociaux par des manifestants, relayant ainsi avec ardeur leurs revendications et leurs actions sur le terrain.
C’est précisément ce nouvel écosystème médiatique qui a permis aux jeunesses arabes, protagonistes principales des révolutions, de faire entendre leur voix. Pour la première fois dans l’histoire des médias du Moyen-Orient, les jeunes, qui jusqu’ici n’avaient pas leur mot à dire en politique, ont été interrogés à la télévision pour donner leur opinion sur autre chose que des clips vidéo.
S’il y a bien eu une révolution arabe, c’est dans l’accès de cette jeunesse au débat politique et à l’expression publique par le biais des médias de masse.
Et s’il y a bien eu une révolution, c’est dans l’accès de cette jeunesse au débat politique et à l’expression publique par le biais des médias de masse. En se faisant leur porte voix, Al Jazeera a fait de ces «
Shababs » – « jeunes » en arabe – les héros de leur propre révolution.
Cependant, la politisation de plus en plus explicite du traitement de l’actualité arabe par Al Jazeera s’accompagne d’une perte de crédibilité progressive. Très vite, la qualité et l’intensité des couvertures se révèlent inégales en fonction des pays, notamment dans le cas du Bahreïn et de la Syrie.
Dans le premier cas, la chaîne refuse de parler de révolution populaire, comme elle l’a fait jusqu’ici pour les autres pays arabes. Elle préfère employer le registre du conflit interconfessionnel entre chiites (honnis dans le Golfe pour des raisons dogmatiques et politiques) et sunnites (confession dont sont issues les familles régnantes de la région). Cette appellation beaucoup moins aguicheuse est portée par le prédicateur star de la chaîne Youssouf Al Qaradawi, un Égyptien proche des Frères Musulmans, et dont la très populaire émission
La Sharia et la vie réunit plus de
60 millions de téléspectateurs. La politique éditoriale de la chaîne est d’étouffer un souffle contestataire qui se rapproche dangereusement. Le Qatar prend d’ailleurs part, en mars 2011, à l’intervention armée conjointe des membres du CCG (Conseil de coopération du Golfe) pour protéger la famille royale du Bahreïn et endiguer un soulèvement qui amènerait les révoltes arabes aux portes des monarchies du Golfe.
Dans le cas de la Syrie, c’est l’autre extrême qui est appliqué. Al Jazeera relaie, sans en questionner l’authenticité, des clips YouTube prétendument mis en ligne par les opposants au régime. Un certain nombre de ces vidéos se révèleront trafiquées, donnant ainsi l’impression qu’Al Jazeera a pris le parti du sensationnalisme et de l’engagement politique au détriment de la qualité et de la véracité de l’information.
L’équipe d’Al Jazeera au Caire raconte comment, dès le 25 janvier 2011, elle est happée par les évènements. Étant eux mêmes égyptiens, ces journalistes ne nient pas s’être laissés emporter par l’enthousiasme révolutionnaire et la fierté de prendre part à l’histoire de leur pays. Dépassés par les images qui parlent d’elles mêmes, les consignes éditoriales sont minimes et leur travail sur le terrain consiste à couvrir autant de manifestations que possible pour aider le peuple à connaître ses héros. L’équipe qui lutte activement pour la chute du régime ne donne aucune place aux supporters de Hosni Moubarak.
Très vite, Doha, qui souhaite comme ses voisins du Golfe prendre part à la redéfinition politique et médiatique du pays, décide de capitaliser sur la popularité sans précédent d’Al Jazeera et s’infiltre dans les prises de décisions éditoriales. En imposant une tonalité pro-islamiste au traitement de l’actualité égyptienne postrévolutionnaire, la chaîne sacrifie peu à peu la neutralité qui avait jusqu’ici été un gage de professionnalisme pour ses journalistes. Al Jazeera a certes joué un rôle crucial dans les révoltes arabes mais elle en tire aujourd’hui plus de pertes que de bénéfices pour son image et son audimat.
Al Jazeera a certes joué un rôle crucial dans les révoltes arabes mais elle en tire aujourd’hui plus de pertes que de bénéfices pour son image et son audimat.
Depuis la chute du président Morsi en juillet 2013, plusieurs dizaines de correspondants sur l’ensemble du réseau (dont une vingtaine d’employés de la chaîne Al Jazeera Mubasher Misr) ont présenté leur démission.
Dénonçant une politique éditoriale de désinformation et d’incitation à la violence, ils ont également affirmé avoir reçu des instructions quant à la diffusion de certaines informations au détriment d’autres, conférant une lecture biaisée de l’actualité. En août,
une présentatrice d’Al Jazeera English a été retirée de l’antenne en plein milieu de son bulletin par un des producteurs exécutifs de la chaîne, au motif que les questions qu’elle venait de poser à son interlocuteur Frère Musulman donnaient une image négative de la confrérie.
Accusée de soutenir les Frères Musulmans, la popularité de la chaîne en Égypte n’a jamais été aussi basse. Aujourd’hui, les journalistes du réseau Al Jazeera, pourtant acclamés en héros de la révolution il y a peu, ne sont plus les bienvenus sur la place Tahrir où ils se font attaquer par les manifestants. Il en va de même pour les conférences de presse où les employés des autres médias refusent de commencer tant que les journalistes du réseau qatari n’ont pas quitté la salle.
Près d’une trentaine d’employés d’Al Jazeera ont été arrêtés dans la semaine qui a suivi
la chute du président Morsi. Al Jazeera Mubasher Misr, accusée de travailler en Égypte sans autorisation légale, a été suspendue. Plusieurs membres du nouveau gouvernement dénoncent une campagne médiatique mensongère et qui mettrait en péril l’unité nationale et la sécurité du pays. La décision de fermer Al Jazeera Mubasher Misr intervient au lendemain de la diffusion par la chaîne d’un message vidéo du porte-parole des Frères Musulmans, Mohamed Badie, alors recherché par les autorités, et dans lequel il critique le gouvernement de transition.
En septembre 2011, Wadah Khanfar, dont la vision a porté Al Jazeera à son apogée lors des soulèvements arabes, est remplacé au poste de directeur général du réseau par Ahmed Bin Jassim al Thani, parent de l’émir. C’est la première fois qu’un membre de la famille régnante accède à cette fonction, indiquant la volonté du Qatar d’exercer à présent un contrôle direct sur sa chaîne satellitaire.
En annonçant sa démission, Khanfar explique qu’il a atteint les objectifs qu’il s’était fixés pour le réseau. Mais une annonce aussi soudaine après un tel succès pousse les sceptiques à se demander si ce n’est pas en réalité Doha qui, ayant atteint ses buts stratégiques, cherche à présent à consolider ses gains politiques. Grâce à la popularité de la chaîne et à son rôle actif dans les soulèvements arabes, l’émirat a su prendre part de façon plus ou moins explicite à la redéfinition de la carte politique du Moyen-Orient. Le Qatar jouit aujourd’hui d’une influence mondiale démesurée au regard de sa petite population (environ 2 millions d’habitants). Et si jusqu’ici sa taille dérisoire sur l’échiquier international exonérait le Qatar d’une attention particulière dans l’agenda éditorial de la chaîne, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que l’audience fidèle à Khanfar ne demande que sa vision éditoriale critique ne soit appliquée aux monarchies du Golfe, Qatar inclus.
Le défi pour Doha aurait été d’orienter le politique éditoriale de la chaîne sans que les interférences du régime ne soient trop visibles. Pour un réseau qui a bâti sa crédibilité sur son indépendance politique, le glissement aurait dû être imperceptible. Mais la perte de neutralité trop évidente semble avoir compromis le nom d’Al Jazeera de façon irréversible aux yeux des audiences du monde arabe.