Les images du complot
L’imaginaire du complot a ceci de particulier qu’il permet à ses tenants de pouvoir l’embrasser sans sortir de chez eux, de se contenter de « décrypter » les images télévisées, sans se conformer aux standards journalistiques de l’enquête. Dans cet imaginaire, le complot est toujours-déjà visible, pour peu que l’on soit initié. Car s’il était trop bien caché, donc trop bien réussi, on ne pourrait le dénoncer. Les conspirationnistes tiennent donc les conspirateurs en piètre estime, car ils présupposent que les signes du complot transpirent de partout. C’est donc à partir des reportages télévisés consacrés aux attentats que se déploie l’analyse complotiste des images.
Le complot est toujours visible, pour peu que l’on soit initié
L’imaginaire du complot a ceci de particulier qu’il permet à ses tenants de pouvoir l’embrasser sans sortir de chez eux, de se contenter de « décrypter » les images télévisées, sans se conformer aux standards journalistiques de l’enquête. Dans cet imaginaire, le complot est toujours-déjà visible, pour peu que l’on soit initié. Car s’il était trop bien caché, donc trop bien réussi, on ne pourrait le dénoncer. Les conspirationnistes tiennent donc les conspirateurs en piètre estime, car ils présupposent que les signes du complot transpirent de partout. C’est donc à partir des reportages télévisés consacrés aux attentats que se déploie l’analyse complotiste des images.
Une première allégation de mise en scène des attentats et de la traque des frères Kouachi, par le pouvoir, s’est appuyée sur un détail en apparence insignifiant : la couleur des rétroviseurs que les assaillants avaient utilisé pour s’enfuir. Sur les images prises rue Nicolas Appert, ces rétroviseurs sont noirs, tandis que lorsque la voiture est abandonnée rue de Meaux, ils sont devenus blancs. Il n’en faut pas davantage pour dire qu’il s’agit en fait de deux voitures différentes, et que d’autres lectures du « réel » qu’on nous donne à voir sont possibles (par exemple, la police fait croire qu’il s’agit de la même voiture, mais c’en est une autre qu’elle va truffer de faux indices). Le changement de couleur des rétroviseurs trahit le complot car il marque une incohérence facilement visible, et donc l’impréparation de l’officine chargée du coup monté. Assez vite cependant, les spécialistes automobiles indiqueront qu’il s’agissait de rétroviseurs chromés dont la couleur varie selon la lumière
.
La deuxième accusation de mise en scène est du pain bénit pour les conspirationnistes. Elle s’appuie sur l’oubli par Saïd Kouachi de sa carte d’identité dans la voiture (en fait, dans un sac contenant d’autres objets). En mobilisant le précédent du passeport de Mohammed Atta retrouvé dans les ruines du World Trade Center le 11 septembre 2001, les tenants du complot tiennent la preuve que non seulement on place artificiellement un indice pour incriminer les frères Kouachi, tel le mouchoir de Desdémone, mais qu’en plus on peut tirer un même fil entre le 11 septembre 2001 et le 7 janvier 2015. Dans l’esprit du complot, ce sont bien les mêmes hommes qui sont à la manœuvre, avec les mêmes méthodes (disposer une preuve improbable et voyante), et donc c’est bien le même « méga-complot »
qui se poursuit d’année en année, pour fabriquer un choc des civilisations ou justifier des interventions militaires au Moyen-Orient.
Si même l’on admet que ce sont bien les frères Kouachi et Amedy Coulibaly qui ont agi, ils ne sont que des pions dans une machination qui les dépasse et leur élimination est nécessairement programmée puisqu’il faut toujours éliminer les assassins que l’on a embauchés. C’est le sens de l’affirmation selon laquelle Coulibaly est menotté lorsqu’il surgit brutalement de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, avant d’être mis hors d’état de nuire par les policiers. La séquence dure une seconde et l’image est très mauvaise, et l’on peut tout aussi bien imaginer que Coulibaly sort en se protégeant le visage des impacts de balle qu’il anticipe
, mais il faut nécessairement dire qu’il s’agit d’un piège savamment monté, et que la police abat un homme qu’elle avait préalablement immobilisé et placé dans le magasin ; ce qui sous-entend que les clients ont aussi été tués par la police, si Coulibaly est menotté dès le départ ; à moins que personne ne soit mort, comme une hypothèse l’avait posé à propos du policier abattu au sol devant Charlie Hebdo, au motif que les images ne montraient pas de flaque de sang à l’arrière de son crâne.
Les images suffisent à montrer le complot et dispensent de toute autre forme d’investigation
Les images suffisent donc à montrer le complot et dispensent de toute autre forme d’investigation ; d’autant que la défiance à leur égard laisse penser qu’elles dévoilent le complot qu’elles veulent cacher. Une vidéo tournée pendant l’assaut des frères Kouachi par l’agence Premières Lignes, dont les bureaux étaient situés dans le même immeuble que Charlie Hebdo, montre ainsi un des journalistes revêtu d’un gilet pare-balles. Certains internautes ont sauté sur l’occasion pour dire que le journaliste était prévenu de l’attaque, et s’était protégé ; comme après le 11 septembre, Al-Manar, la chaîne du Hezbollah libanais, avait affirmé que 4 000 employés israéliens du World Trade Center n’étaient étrangement pas venus travailler le jour de l’attaque
. C’est le même motif narratif qui est réactivé plus de dix ans après. Mis en cause par la sphère complotiste, le journaliste de Premières Lignes, Martin Boudot, répond avec ironie à ceux que ses images avaient troublés
. Le site Panamza l’avait accusé d’avoir volontairement dégradé la qualité de sa vidéo, sur demande de la DGSE (Direction générale de la sécurité exptérieure), et d’avoir pris ses images depuis une terrasse en fait disparue depuis longtemps. Boudot démonte méthodiquement, et très facilement, le scénario échafaudé par la complosphère. Mais ce qui est intéressant, et que signale Boudot, c’est que l’auteur de l’article censé révéler le complot n’a jamais pris la peine de l’appeler, ni n’a fait la moindre vérification de ce qu’il affirmait. Se voulant à égalité avec le travail journalistique qu’elles dénoncent, et lues comme telles par leurs adeptes, les publications des complotistes ne respectent en fait aucun standard établi, journalistique ou scientifique, et se contentent de faire parler les images dans un sens qui préexiste à leur diffusion.