Réactions dans la presse française
D’un côté, on trouve une partie de la presse qui a toujours soutenu l’hebdomadaire satirique face aux difficultés, par affinité idéologique (Libération, Marianne ou l’Humanité, surtout) ou par principe, celui de la défense vaille que vaille de la liberté de la presse. À l’autre bout du spectre, on trouve des critiques, plus ou moins virulentes. Entre les deux, une majorité des journaux oscille, au gré des circonstances, et/ou s’essaie à une position médiane.
La liberté d'expression ne souffre pas l'exception
Dans un éditorial de
La Charente Libre, «
Charlie et la morale des Munichois » (20 septembre 2012) il est stipulé que « La seule limite de la liberté d'expression dans une République laïque et démocratique, c'est la loi. Elle vaut pour le journal satirique
Charlie Hebdo, pas plus, pas moins. En publiant hier des caricatures de Mahomet, le prophète des Musulmans, Charlie n'a pas outrepassé le droit, n'a pas troublé l'ordre public, n'a pas incité à quelque haine ou discrimination ». Déjà en 2011, lors de l’incendie criminel de l’hebdomadaire, ce journal s’indignait : « Liberté au bûcher » (3 novembre 2011). Rémi Godeau (
L’Est républicain) est formel : « La liberté d'expression ne souffre pas l'exception ». « Seule la loi de tous peut mettre le holà à ce droit fondamental. Pas les fondamentalistes » (20 septembre 2012). Le même jour, Olivier Berger dans
La Voix du Nord, est tout aussi ferme : « La liberté d'expression n'a qu'une limite, celle des règles du droit. Point. Est-ce si compliqué à comprendre ? ».
De l’autre côté, les provocations de l’hebdomadaire satirique déclenchent des accusations fortes. Certains y voient une pure opération commerciale (faire polémique sur l’islam fait vendre). À propos du numéro spécial Charia Hebdo de 2011, le fondateur d’Arrêt sur images Daniel Schneidermann dénonce un triste coup de pub grossier : « Pas envie de faire de la pub à cette provocation pas drôle. La dénonciation de toutes les charias, les vraies, les fausses, les réelles, les imaginaires, est un fonds de commerce comme un autre. […] Il faut bien vivre ». Mais il va jusqu’à affirmer avec inconscience ou mauvaise foi que cela se fait sans risque, minimisant la violence des fanatiques qui appelaient à la mort du journal : « C'est un placement sans risque (enfin, disons ce matin, sans trop de risque) » (« Charlie Hebdo, Mahomet, et le piège à cons » Rue89, 2 novembre 2011).
On voit aussi des titres de presse dénoncer le manque d’à-propos, la non prise en compte du contexte diplomatique. « Islam : La caricature qui tombe mal » (Le Parisien, 19 septembre 2012). L’éditorialiste de La République du Centre, Jacques Camus, juge que « l'usage de la liberté satirique ne saurait se pratiquer en méconnaissance d'un danger potentiel lié à un contexte. Le moment n'était assurément pas bien choisi » (20 septembre 2012). Dominique Quinio déplore de voir l'hebdomadaire satirique « souffler sur les braises pour afficher sa noble résistance aux extrémismes », car cela « conduit à blesser de simples croyants et à ruiner les efforts de ceux qui tentent de faire vivre dans notre pays un islam respectueux des lois de la République » (La Croix, 20 septembre 2012).
D’autres, enfin, accusent le journal de racisme ou d’anticléricalisme qui abîment le vivre-ensemble. Et si, face aux violences physiques, ils se sentent obligés de s’indigner, ils restent néanmoins sur une ferme condamnation des propos tenus. Ainsi, Alain Gresh dans Le Monde diplomatique du 20 septembre 2012 : « Pour éviter tout procès d'intention, je tiens à dire que l'on ne saurait tolérer des menaces contre quelqu'un qui a usé de la liberté d'expression, même à mauvais escient. Les lois protègent ce droit et il n'est pas question d'accepter leur remise en cause. Même les imbéciles ont droit à la parole... » conclut-il, cinglant.
Reconnaissons au Monde diplomatique une forte cohérence temporelle, puisque le 13 janvier 2015, l’émotion nationale encore palpable, il continue à jeter l’opprobre sur ceux qui se réunissent sous la bannière (forcément polysémique) « Je suis Charlie », que ce journal reçoit comme une « sommation », « un régime de commandement inséparablement émotionnel et politique » : « Libération, qui organise avec une publicité aussi ostentatoire que possible l'hébergement de Charlie Hebdo. Libération, ce rafiot, vendu à tous les pouvoirs temporels, auto-institué dernière demeure de la liberté d'expression ! Et combien de la même farine derrière Libé pour faire de la surenchère dans le Charlisme ? »
Beaucoup d’éditorialistes et d’articles ont oscillé entre des écrits qui se désolidarisent de l’hebdomadaire au nom d’un esprit de « responsabilité », ou de la dénonciation d’un humour « vulgaire » et de dessins « pas drôles », et des moments de solidarité affichée, dès lors que l’intégrité physique du titre de presse est mise à mal. Cela amène certains éditorialistes à porter des jugements qui renvoient dos à dos les protagonistes, en condamnant la violence des islamistes tout en condamnant Charlie Hebdo pour avoir « jeté de l’huile sur le feu », pour recourir à des « provocations gratuites », pour publier des dessins « stupides », « pas de bon goût », etc.
Dès lors qu’il y a attaque physique, Charlie devient l’avant-poste de la liberté de la presse
Mais dès lors qu’il y a attaque physique, Charlie devient une cause, l’avant-poste de la liberté de la presse bafouée. « Large soutien à
Charlie Hebdo incendié » titraient
Les Échos, (3 novembre 2011). Dès cet incendie des locaux du journal,
Le Monde tient cette ligne. « Quoi que l'on puisse penser des choix éditoriaux de
Charlie Hebdo, de l'esthétique de ses couvertures et de la délicatesse de son style, l'hebdomadaire annonce clairement la couleur satirique. Rien ne saurait justifier ni les attaques contre le site Internet d'un organe de presse ni l'incendie de ses locaux comme manifestation d'un désaccord avec son contenu ». (Éditorial
, Le Monde, 3 novembre 2011 : « Pourquoi il faut soutenir
Charlie Hebdo »).
À l’automne 2012,
Le Monde reste sur le même fil du rasoir, entre critique ouverte du journal et défense quand même de son droit à la caricature. « Les caricatures incriminées sont de mauvais goût, voire affligeantes. Elles sont surtout publiées à un moment qui va contribuer sciemment à mettre de l'huile sur le feu, ce qui amène en effet à se poser des questions sur le sens des responsabilités de leurs auteurs et éditeurs. Mais l'on ne saurait renvoyer dos à dos
Charlie Hebdo et ses inquisiteurs ». (
Éditorial, Le Monde, 20 septembre 2012 : « Intégrisme : faut-il verser de l'huile sur le feu ? »).
Le droit d'écrire, de montrer ou de se moquer est imprescriptible
« Quand bien même les caricatures de
Charlie Hebdo seraient plus douteuses que drôles, et elles le sont, le droit d'écrire, de montrer ou de se moquer est imprescriptible », fait valoir Daniel Ruiz dans
La Montagne. Mais ce net soutien s’accompagne d’un bémol, puisqu’il déplore de voir
Charlie Hebdo « jouer les apprentis sorciers » (20 septembre 2012).
Et Stéphane Dreyfus dans La Croix (3 novembre 2012) souligne bien que les désaccords avec Charlie Hebdo sont subsumés par un refus plus fort de la violence contre la presse. « Aussi éloignées soient les lignes éditoriales de La Croix et de Charlie Hebdo, hebdomadaire qui prend régulièrement pour cibles de sa dérision les religions et leurs institutions, même si nous attendons que, dans le débat public et médiatique, soient respectés les croyants et leurs convictions, nous n'accepterons jamais que la violence soit utilisée contre la liberté de pensée ». Comme le résuma Le Point (20 septembre 2012) : « La presse, même tiraillée, fait front derrière Charlie Hebdo ».
On remarquera, pour finir, qu’en février 2007, au moment du procès, la presse a couvert l’événement mais sans prendre ostensiblement partie et sans faire trop de gorges chaudes de la relaxe obtenue. L’événement a souvent été couvert sur le mode factuel, sans passion, parfois même avec un œil goguenard : « Caricatures de Mahomet : le procès où il fallait être vu » (Le Figaro, 8 février 2007). Il en alla de même en février 2006 avec les dessins danois où les réflexions sur la hausse de l’audience du journal furent plus nombreuses que les commentaires sur l’esprit de polémique. Ce fut même parfois une forme d’indifférence polie qui régna.