De l’utopie à l’ubérisation : comment la Silicon Valley transforme le monde

De l’utopie à l’ubérisation : comment la Silicon Valley transforme le monde

La sociologue Monique Dagnaud nous plonge dans l’imaginaire politique de la Silicon Valley, celui de l’homme technolibéral et de l’économie collaborative.

Temps de lecture : 3 min

Notre modèle d’organisation sociale a échoué. Les gouvernements ont prouvé leur impuissance et la défiance envers nos politiques ne fait que s’accentuer. Tout n’est cependant pas perdu. Loin dans l’Ouest, prenant ses racines dans la pensée libertarienne et la contre-culture américaine des années 1960, est née la promesse d’un avenir radieux. Celui de la Silicon Valley, berceau de la révolution numérique : free, free speech, free of charge. Vive l’individu autonome, la libre circulation des idées, des informations et le partage désintéressé ! (Grâce au pouvoir émancipateur de la technologie !) 

Le rêve californien, intimement lié au développement d’Internet, a pour ambition de transformer l’approche du travail, de la culture, de la politique, des liens entre les individus… Bref, de réinventer l’ordre social. Mais comme toute utopie, celle-ci s’est déclinée sous plusieurs formes, de Wikipédia à Uber. Avec les travers que l’on connaît. Nul doute, pourtant, que l’esprit collaboratif de la Silicon Valley inspire aujourd’hui tout un pan de la société, notamment les nouvelles générations. 
 
On ne pourra donc que conseiller la lecture du dernier ouvrage de Monique Dagnaud, directrice de recherche au CNRS, qui analyse ce modèle californien à travers ses protagonistes, ses valeurs et ses ambivalences. Nuancé mais peu critique, cet essai s’impose comme une tentative inédite et intéressante de description des forces et mouvements qui recomposent notre monde autour d’internet : « Si le socialisme a défini l’horizon politique du XXe siècle, le collaboratif dessine celui du XXIe ». Alors en avant. 

L’avènement de l’homme technolibéral

Pour comprendre ce nouveau schéma de pensée, Monique Dagnaud revient d’abord sur la philosophie politique qui a animé la révolution internet. Étape obligée, cette synthèse clinique et attendue de la sociologue demeure néanmoins indispensable pour comprendre ses impacts sur la psyché contemporaine.
 

 « Dès ses origines, la libre circulation de l’information dont internet promet d’être le véhicule, se présente d’un côté comme un moyen de redonner à l’individu des capacités d’action (empowerment) et permettre son émancipation, en favorisant la liberté d’expression, la diffusion des connaissances, la libre entreprise, la création et l’innovation, enfin le renversement des hiérarchies. De l’autre, il apparaît comme le lieu d’une libre association, où la société civile est en mesure de s’autostructurer, de s’autoréguler, de s’auto-organiser », résumait Benjamin Loveluck, docteur en sciences sociales et spécialiste du numérique, cité par la chercheuse. 
 
 La mise en réseaux des individus a favorisé l’émergence d’une culture du soi, de l’échange et de la participation 
Ces idées ont profondément imprégné la société. La mise en réseaux des individus a favorisé l’émergence d’une culture du soi, de l’échange et de la participation. Elle a bouleversé les croyances, les interactions émotionnelles et le champ cognitif. Monique Dagnaud parle d’une réinitialisation de l’esprit humain, l’apparition d’un homme technolibéral, caractérisé par une foi nommée “réciprocité créatrice” qui  repose sur la confiance, indispensable au développement de l’esprit collaboratif.
 
La sociologue décrit une société désenchantée par les partis politiques, les élus nationaux et les médias, qui décide grâce à la technologie de reprendre la main et de créer un nouveau mode d’organisation sociale fondé sur l’auto-organisation, l’autonomie et la liberté de l’individu. L’économie collaborative, qui fait tant couler d’encre, apparaît dès lors comme son modèle de production, de consommation et d’échange de prédilection. 

Économie du don versus économie du profit

Sous ce terme fourre-tout d’économie collaborative se cachent cependant des logiques qu’on a du mal à voir coexister. D’un côté, une vision totalement désintéressée, « écologico-humaniste », parfois même altermondialiste. Et de l’autre, la possibilité de capter la valeur de la participation d’une multitude d’individus sans autre contrepartie que de les mettre en relation. Pouvons-nous vraiment comparer Wikipédia ou une Amap à Uber et AirBnB ?
 

 Le capitalisme le plus sauvage a trouvé un terreau fertile dans le « modèle californien » 
Le capitalisme le plus sauvage a trouvé un terreau fertile dans le « modèle californien ». Il surfe sur l’esprit collaboratif et s’en approprie les codes. Il en détourne le sens et profite de l’essor d’une nouvelle vision du travail, où l’indépendance et l’épanouissement personnel sont salués, pour mieux les aliéner économiquement. Il manipule les foules en se faisant passer pour l’un des leurs. 
 
Mais pour Monique Dagnaud, « on aurait tort de ne voir dans ces tropismes divergents qu’une réincarnation du Bien et du Mal, du capitalisme débridé d’une part, du collaboratif humaniste, de l’autre ».
 
L’examen de la sociologie des founders (les créateurs de start-up et d’entreprises numériques), particulièrement passionnant, en fournit selon elle l’ultime illustration. Si les dirigeants du net sont sans équivoque pro business, hyper élitistes et convaincus qu’ils apportent plus à la société que d’autres?—?et justifient ainsi les inégalités de revenus-, cela ne les empêche pas d’être écologistes, philanthropes et transparents. 
 
Le doute reste malheureusement permis. Des critiques, nombreuses, accusent ces entrepreneurs de la Silicon Valley d’être hypocrites. On ne pourrait nier cependant le socle commun de valeurs qui anime cette génération inspirée par le modèle californien, longuement analysé par la chercheuse.
 
Alors oui, « la vague californienne a fait basculer les sociétés vers un autre modèle intellectuel ». Et oui, en ce sens, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, “l’esprit collaboratif change le monde”. Reste à savoir ce que l’on va en faire. 

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