La politique numérique des autorités russes ne peut laisser l’observateur indifférent. Depuis le retour de Vladimir Poutine au Kremlin en mai 2012, Moscou déploie un activisme certain en matière de régulation et de contrôle de l’Internet. Par vagues successives, le Kremlin a ainsi tenté d’imposer des listes de sites interdits, de juguler les usages militants des réseaux sociaux et messageries instantanées, de relocaliser sur le territoire de la Fédération les données des internautes russes, ou encore de briser le chiffrement des données, tout en condamnant au pénal, parfois durement, les auteurs de propos critiques en ligne à l’encontre des autorités.
Signée par Vladimir Poutine le 1er mai 2019, la nouvelle loi instituant un « Internet souverain » sera effective à partir du 1er décembre. Elle devrait marquer un tournant dans cette approche, jusqu’à présent infructueuse pour le Kremlin. En passant d’une logique de contrôle des contenus à une logique de maîtrise des infrastructures, la politique russe constitue un point de non-retour et illustre à merveille le phénomène de fragmentation de l’Internet mondial.
Trouver une issue au « problème Internet »
Présenté au Parlement à partir de décembre 2018, le projet de loi a fait l’objet d’une contestation populaire. En mars 2019, plusieurs milliers de Russes ont manifesté dans les rues de Moscou contre les dispositions du texte, y percevant une intensification des efforts des autorités pour renforcer leur contrôle sur Internet. Cette nouvelle législation consiste en l’amendement de deux textes existants depuis juillet 2003 (« Sur les communications ») et juillet 2006 (« Sur l’information, les technologies de l’information et la protection de l’information »). Le cœur de son dispositif – détaillé plus loin – vise à orienter le routage du trafic internet russe en interne, ainsi qu’à nationaliser le système de nommage et d’adressage.
La nouvelle loi est présentée comme une réponse défensive à la nouvelle stratégie nationale pour la cybersécurité des États-Unis.
Le président Vladimir Poutine a présenté cette initiative comme une réponse défensive à la nouvelle stratégie nationale pour la cybersécurité des États-Unis
. Les parlementaires à l’origine du texte — les sénateurs Andreï Klishas et Lioudmila Bokova — ont, eux, avancé que la Russie devait « se prémunir des cybermenaces ».
Cette justification ne doit pas surprendre, tant la vision qu’ont les autorités russes de l’Internet reste marquée par un puissant complexe obsidional. Contrer ce qu’elles perçoivent comme l’hégémonisme des États-Unis sur les différentes couches de la technologie internet constitue l’alpha et l’oméga d’une politique numérique qui, même sous la parenthèse Dmitri Medvedev (2008-2012), visait déjà à « russifier » le RuNet (le nom donné à l’Internet russophone). Dans le cas présent, les intentions prêtées aux « ennemis de la Russie » d’isoler le pays de l’Internet semblent prendre le dessus dans les perceptions russes, dans un contexte international marqué par la prolifération des menaces cyber et informationnelles.
Au-delà des discours officiels, deux phénomènes – entremêlés – justifient le jusqu’au-boutisme numérique des dirigeants russes : la persistance d’un activisme numérique (suffisant pour inquiéter les autorités) parmi la population que n’a pas entamé la myriade de lois restrictives depuis 2012.
Surmonter les échecs des précédentes régulations
Depuis sept ans, le Kremlin tente de trouver une parade, voire une issue, à ce qu’il considère comme une menace davantage que comme une opportunité : Internet et la libre circulation des informations et données que le réseau mondial permet, en s’affranchissant des cadres juridiques nationaux. D’une certaine manière, depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en mai 2012, l’entreprise de contrôle des autorités ressemble au jeu du chat et de la souris : dans la majorité des cas, les internautes russes parviennent à détourner l’arsenal législatif déployé. À chaque étape de nouvelles lois, les justifications apportées ont varié : lutte contre la pédopornographie et le trafic de drogue dans le cas du registre de sites interdits ; lutte antiterroriste avec les lois Yarovaya de 2016 ; lutte contre la cybercriminalité dans le cas des services permettant de rendre anonymes les connexions, comme les VPN, les proxys et le réseau TOR, ainsi que les messageries instantanées et chiffrées telles que Telegram et WhatsApp.
Dans la majorité des cas, les internautes russes parviennent à détourner l’arsenal législatif déployé.
Le Kremlin a couplé la régulation « traditionnelle » à d’autres techniques plus subtiles. Ainsi, les autorités ont cherché à façonner et influencer la façon dont l’information est reçue par les internautes. Il s’agit moins de refuser l’accès à un contenu particulier que de rivaliser avec des menaces potentielles au moyen de campagnes de contre-information efficaces et ciblées, qui discréditent ou démoralisent les opposants. L’obsession du pouvoir pour le référencement (par le biais du search engine optimisation ou SEO) fait des moteurs de recherche (comme les populaires Yandex et Mail.ru) de véritables « arbitres réputationnels », qui doivent contribuer à rendre difficile l’accès à l’information à caractère sensible. Ces manipulations informationnelles peuvent faire en sorte qu’une recherche avec le mot-clé « Poutine » sur YouTube fasse apparaître en priorité des vidéos ne présentant pas le leader russe sous un mauvais jour.
Plutôt que de poursuivre uniquement les utilisateurs — ce qui ne doit pas être sous-estimé —, les autorités cherchent aussi depuis 2016 à renforcer leur contrôle sur les fournisseurs d’accès (FAI) et les opérateurs. Les lois Yarovaya, par exemple, ont fait peser sur les opérateurs mobiles et l’industrie numérique le coût du stockage des métadonnées des internautes russes, via la construction de centres de données sur le sol russe. Certains acteurs privés sont spécifiquement visés, comme Telegram, dont les tentatives de mise au pas par Moscou ont toutes échoué depuis 2017, le cofondateur de la messagerie Pavel Durov refusant de partager avec les services russes les données des utilisateurs comme les clés de chiffrement. Les ultimes manœuvres des autorités pour bloquer Telegram, en 2018, ont même eu pour conséquence de rendre temporairement indisponibles de nombreux services en ligne, comme des systèmes de réservation d’hôtel et de billets d’avion qui, à l’instar de Telegram, utilisent les serveurs d’Amazon et de Google. Si l’application de messagerie chiffrée a jusqu’à présent réussi à contourner les initiatives des autorités, c’est aussi parce qu’elle est très utilisée par les hauts responsables russes. Ces manœuvres étaient également adressées aux grandes plateformes américaines présentes en Russie à des fins d’intimidation.
Refusant de se plier aux injonctions des services russes, Telegram est parvenu à incarner une forme de résistance numérique.
Cet acharnement des autorités, via l’agence fédérale Roskomnadzor, le régulateur national des télécommunications, sur Telegram a contribué au déclenchement des plus grandes manifestations de l’année écoulée. Celles-ci ont rassemblé plus d’individus que les protestations de l’été 2018 contre le projet contesté de réforme des retraites. Refusant de se plier aux injonctions des services russes, Telegram (qui, malgré la nationalité de ses deux fondateurs, ne se prétend pas « russe ») est parvenu à incarner une forme de résistance numérique grâce à la conjonction d’au moins trois facteurs : la personnalité frondeuse de Pavel Durov, la collaboration de certaines grandes plateformes (Google, Apple), ainsi qu’un manque de fluidité entre les « politiques » et les « techniciens » chez les responsables russes.
Faire d’Internet une « télévision bis »
De fait, la nouvelle loi semble incontestablement motivée par le mécontentement croissant au sein de la population. Depuis mars 2017, les autorités ont été prises de court à plusieurs reprises, d’abord par des protestations coordonnées par l’opposant Alexeï Navalny, puis par les manifestations écologiques au sujet de sites d’enfouissement de déchets. Ces deux types de manifestations ne sont pas circonscrits à la capitale russe, et se produisent également dans plusieurs régions russes. Le mécontentement s’est aussi exprimé dans des votes de protestation lors des élections municipales et des gouverneurs à l’automne 2018, lorsque des candidats soutenus par les autorités ont perdu face à des candidats inscrits dans le seul but de faire perdre ces derniers. Le Kremlin est ainsi confronté au défi, sérieux, de juguler ces actions militantes, alors que les mesures « classiques » (interdire les médias pro-opposition de couvrir les manifestations, bloquer l’accès à Internet dans des régions spécifiques) n’ont produit aucun effet dissuasif sur la population.
Vladimir Poutine a construit sa trajectoire politique depuis 1999 sur la maîtrise de l’outil télévisuel.
Plus largement, Vladimir Poutine a construit sa trajectoire politique depuis 1999 sur la maîtrise de l’outil télévisuel. Le succès de la plateforme de vidéos YouTube, tout particulièrement, affaiblit le monopole de la télévision d’État. Les médias d’État doivent désormais composer avec la concurrence des stars des réseaux sociaux, YouTubeurs et activistes numériques. Yuri Dud, un journaliste et blogueur vidéo YouTube — il interviewe les célébrités et les hommes politiques comme Alexeï Navalny — obtient entre 10 et 20 millions de vues par vidéo, soit plus que tout programme traditionnel d’information à la télévision. Au cours de la dernière décennie, selon l’institut de sondage indépendant Levada, la confiance en la télévision est passée de 80 % à moins de 50 % ; 82 % des 18 - 44 ans utilisent YouTube et les nouvelles en sont la quatrième catégorie la plus consultée.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les velléités du Kremlin de contrôler plus étroitement Internet, en combinant une stricte régulation de la production de contenus et en maîtrisant l’infrastructure physique du réseau.
Mettre les infrastructures sous contrôle
L’idée-force de la loi sur la « souveraineté numérique » est de permettre à la Russie de se doter d’un poste de commandement unique, à partir duquel les autorités pourraient gérer les flux d’informations dans le cyberespace russe ; cela inclut la surveillance, la limitation ou le blocage de ces flux sur tout ou partie de l’étendue de l’Internet russe. Les dispositions de la loi portent en priorité sur deux aspects : le routage du trafic Internet et le contrôle du système de noms de domaine (plus connu sous son acronyme anglais, DNS).
Le second point, sans doute le plus difficile à analyser, est en réalité le résultat d’un processus entamé il y a plusieurs années. En envisageant la création d’un système de noms de domaine « national », les autorités conçoivent un dispositif qui doit permettre à l’Internet de continuer à fonctionner même en cas de scission avec l’Internet mondial. Depuis 2015, deux processus se sont matérialisés ; d’une part, la reprise en main des organismes de coordination du DNS (registraire et registre, ou registrar et registry en anglais), jusqu’alors « refuges » des pionniers, souvent de culture libertaire, de l’Internet russe.
Une série de tests a été conduit pour s’assurer de la résilience du RuNet si un « shutdown » numérique venait à être décidé par le Kremlin en cas de crise.
D’autre part, une série de tests a été conduit, à un haut niveau de l’État, pour s’assurer de la résilience du RuNet si un « shutdown » numérique venait à être décidé par le Kremlin en cas de crise — intérieure (par le fait d’un militantisme numérique trouvant un débouché dans la rue) comme extérieure (dans le cas de cyberattaques ciblant la Russie).
Le premier dispositif, dense et d’une grande complexité, consiste à réorienter les flux de données vers des points de routage. Contrôlés par les autorités, ils filtreront le trafic Internet afin que seules les données échangées entre Russes parviennent à leur destination. D’un point de vue technique, la totalité du trafic en Russie devra circuler par des points d’échange Internet (IXP), approuvés au préalable par le gouvernement. Les opérateurs mobiles et les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) devront installer de nouveaux équipements sur leurs réseaux pour permettre l’intervention des autorités « en cas de menace à la stabilité » du RuNet. Il s’agira pour les autorités russes d’installer des dispositifs spéciaux intégrant un logiciel de surveillance dans les milliers de points d’échange entre la Russie et l’Internet « global ». Ce sont ces derniers qui seront chargés d’alimenter le centre névralgique d’analyse en temps réel des volumes et les types de trafic installé au sein de Roskomnadzor.
Cette disposition sera active en cas de crise, à l’inverse des précédents efforts législatifs dont la vocation est permanente. L’État a déjà montré que ce dispositif fonctionne : à l’automne 2018, à la suite de manifestations dans la république caucasienne d’Ingouchie, portant sur la révision du tracé de la frontière avec la Tchétchénie voisine, le FSB local
a exigé des opérateurs locaux qu’ils coupent l’accès aux réseaux mobiles sur le territoire de la République tchétchène pendant deux semaines. Le Kremlin escompte de la nouvelle loi qu’elle lui permette de déployer des tactiques similaires à distance, en donnant à un centre de commandement à Moscou le contrôle sur l’équipement qui doit être installé sur tous les FAI, IXP et points de contrôle aux frontières.
Implications politiques et complications économiques
Cette nouvelle loi représente donc en somme la clé de voûte d’une politique russe qui vise à défendre une « souveraineté numérique ». Les parlementaires à l’origine du texte estiment qu’il est souhaitable de pouvoir isoler le RuNet sur commande, en permettant de répondre par l’autosuffisance aux agissements de puissances étrangères et de garantir la continuité de son fonctionnement. À l’évidence, les répercussions techniques, politiques et économiques d’une telle entreprise ne peuvent être éludées.
En 2017, les serveurs étrangers géraient environ 60 % du trafic Internet russe.
Sur le plan technique, des effets inattendus se produiront inévitablement si la Russie cherche à opérer une scission avec le reste du réseau mondial, en raison du degré d’interdépendance de ce dernier au-delà des frontières nationales, et à tous les niveaux de protocoles. À titre indicatif, en 2017, les serveurs étrangers géraient environ 60 % du trafic Internet russe.
À cet égard, le parallèle récurrent entre les politiques numériques de la Russie et de la Chine trouve ses limites. La Chine a conçu son réseau dès la « commercialisation » de l’Internet dans le pays, à la fin des années 1990, dans une optique de contrôle ultra-centralisé, avec très peu de points d’échange avec l’extérieur. En outre, les autorités chinoises ont remplacé avec succès la plupart des services internet globaux (système de paiement, réseaux sociaux) par leurs propres systèmes. Quand les internautes chinois convergent dans leur quasi-totalité vers une seule plateforme, ce qui est le cas avec WeChat, Internet est plus aisé à contrôler. Or la Russie n’a pas d’équivalent à cette messagerie, et les projets de solution nationale ont tous avorté.
Aussi, l’apparition de « boîtes noires » russes prenant la décision de router le trafic ou de dégrader le débit de façon automatique sans différencier les utilisateurs — individus, écoles, hôpitaux… — sera inévitablement assortie de polémiques.
Sur le plan économique, en raison de l’étendue du pays, de l’infrastructure complexe de l’Internet russe et de son interdépendance avec le reste du réseau, une telle entreprise serait ardue et coûteuse à mettre en œuvre. La Cour des comptes russe s’est opposée en février 2019 à cette législation, au motif qu’elle entraînerait une dérive des finances publiques, des aides gouvernementales s’avérant nécessaires pour aider les opérateurs à déployer la technologie et embaucher des experts au Roskomnadzor, dont les prérogatives seront par ailleurs considérablement renforcées.
Plus largement, cette tentative de fermeture pourrait freiner l’innovation dans le pays et entacher la réputation internationale des entreprises russes du numérique. Les grands acteurs nationaux (Yandex, Mail.ru) ont été développés sans financements publics ni soutien politique — une source de fierté nationale. Après les manifestations de 2011 - 2012, ceux-ci ont résisté à la pression des autorités six ans durant et, parfois, exprimé publiquement leur inconfort quant à l’approche de plus en plus autoritaire du pouvoir vis-à-vis du numérique. Cette résistance a pris fin en janvier 2019 : les deux acteurs précités ont fait part de leur soutien à la loi sur la souveraineté numérique lorsque le gouvernement a promis de contribuer financièrement au nouvel équipement.
Un isolationnisme numérique entre tâtonnements et grands moyens
Au plan politique, la nouvelle loi a suscité peu de débats au sein de l’appareil d’État, même s’il semble que le projet initial ait été réduit dans sa portée et sa radicalité. En revanche, les réactions sont plus vives au sein des mouvements citoyens. En mars 2019, ce sont près de 15 000 personnes qui ont manifesté dans les rues de Moscou contre « l’isolationnisme du RuNet », nom donné à la loi a été renommée par les mouvements de défense des libertés en ligne. Les pancartes des manifestants affichaient alors « Sauver Internet, c’est sauver la Russie », « L’isolationnisme, c’est la mort » ou encore « Non à l’esclavage numérique ».
Toutefois, les sondages font apparaître certaines contradictions parmi la population russe. Dans une enquête de l’institut public VTsIOM
publiée fin avril 2019, 52 % des Russes interrogés s’opposent à la loi, alors que 51 % d’entre eux estiment qu’une scission vis-à-vis de l’Internet mondial ne les affecterait pas.
Moscou, conscient de son retard technologique, privilégiera plus certainement le tâtonnement et la prudence à la censure généralisée.
Il reste peu probable que le projet russe d’« Internet souverain » soit pleinement effectif dès le départ : au-delà des facteurs financiers et opérationnels, Moscou, conscient de son retard technologique, privilégiera plus certainement le tâtonnement et la prudence à la censure généralisée. Il n’en demeure pas moins que cette loi traduit, de façon nette, la contradiction créée par une logique de contrôle des contenus (réseaux sociaux, applications, etc.) et des services (moteurs de recherche, système d’exploitation mobile, etc.) s’opposant à une logique de maîtrise des infrastructures du réseau Internet. La nouvelle loi marque toutefois l’emploi « des grands moyens » par les autorités politiques après une décennie de tentatives variées et souvent inefficaces pour « souverainiser » Internet. En d’autres termes, le Kremlin délaisse le « contrôle manuel » (routchnoï kontrol) au profit d’une méthode résolue, « à la chinoise ». De surcroît, elle démontre aussi la croissance de l’intérêt des États pour la couche physique de l’Internet, dans un contexte de très forte rivalité stratégique pour la maîtrise des principaux « composants » du réseau.