11 702 heures : c’est le volume horaire que représente la téléréalité selon un récent rapport du CSA. Le genre fédère une large audience, aussi bien sur les chaînes linéaires que sur les canaux non linéaires et les écrans autres que le téléviseur. Bref, la téléréalité a du succès. Pourtant, lors de son arrivée en France il y a vingt ans, elle avait plutôt tendance à indigner.
2001, le Loft : innovation et scandale
Le 26 avril 2001, « Loft Story » arrive sur nos écrans et le scandale avec. À la machine à café, dans les cours des écoles, des collèges et des lycées, à l’université, en famille, dans les médias, le Loft est sur toutes les lèvres. On est pour, on est contre, mais jamais indifférent. Pourquoi ?
La réponse tient en un mot : innovation. Cette dernière repose sur trois composantes : un mode d’écriture en process, un type spécifique de personnage, et une histoire se déroulant sur plusieurs médias. En effet, à la différence d’un film ou d’une série où l’on écrit d’abord l’histoire avant de chercher des acteurs pour l’incarner, la téléréalité dessine les premiers contours de l’intrigue en devenir à travers un espace de potentialités (le dispositif matériel de l’émission, les règles du jeu et la sélection des candidats). Puis, par leurs actions et interactions, les participants fournissent un ensemble d’événements qui se succèdent chronologiquement, sans hiérarchisation. La production y sélectionne ce qu’elle estime être les faits pertinents, les organise en récit et demande au téléspectateur de voter pour les candidats qu’il veut voir rester. Cette mise en récit basée sur les actes et les paroles de personnes implique un personnage spécifique : le personnage-personne. Indissociable de la personne, il ne peut pas être incarné par un autre interprète et les scènes où il intervient ne peuvent être rejouées à un autre moment sans perdre leur sens initial. Car le personnage-personne ne promet ni le plausible ni le vraisemblable comme les autres personnages de fiction, mais le vrai, l’authentique.
Non seulement la téléréalité propose un nouveau mode narratif, mais elle tricote aussi l’histoire sur plusieurs médias en donnant à chacun un rôle spécifique. Le téléviseur permet de regarder un récit quotidien monté et limité dans le temps, Internet et le satellite de suivre l’intrigue en continu, et le téléphone (portable ou fixe) de choisir les candidats qui resteront dans l’histoire.
Ce nouvel objet télévisuel trouble les téléspectateurs au point qu’ils l’envisagent uniquement en termes de ruptures avec deux principes fondamentaux : la distinction réel/fiction, à l’origine de la structuration de la psyché d’un individu sain, et la frontière public/privé, qui fonde notre espace démocratique depuis la Révolution. « Loft Story » inquiète donc. D’autant plus que l’émission bat des records d’audience. De là à y voir un vecteur de déchéance humaine et sociétale, il n’y a qu’un pas, que l’on franchit sans ambages. Très vite, le trouble quant à la définition sera comblé par la défiance. On parlera de la téléréalité en termes d’exhibitionnisme, de voyeurisme, de sadisme, de duperie, de manipulation, d’exploitation marchande, de scénarisation dissimulée. Et surtout : on s’en indignera avec force, d’autant plus que l’on reproche aux candidats d’être oisifs et de n’avoir aucun talent. On voit alors l’émission comme un moyen d’acquérir une visibilité médiatique indue. Par conséquent, à son arrivée, la téléréalité est définie par ses critiques. Elle ne fait pas fuir le public pour autant. Au contraire, la polémique attire, maximise l’audience et devient un instrument de promotion.
2001-2011 : la quête d’une acceptabilité morale
En dépit de ce succès, rien n’était gagné pour la téléréalité. Car sa violente dénonciation et son image négative risquaient de détourner les téléspectateurs des programmes à venir. L’enjeu était alors immense, la stratégie à sa mesure, osée : revendiquer les critiques en les intégrant explicitement aux programmes tout en les désamorçant par une transaction éthique. Programmes phares de cette première décennie de téléréalité, « La Ferme Célébrités » et « Secret Story » sont révélateurs de cette tendance.
En effet, exigeant de peoples qu’ils vivent comme des fermiers du XIXe siècle, sans eau ni électricité, et proposant au téléspectateur de rire de leur mal-être, « La Ferme » revendique pleinement son sadisme. Dans le même temps, chaque candidat concourt au nom d’une association caritative : plus il reste dans l’émission, plus il remporte d’argent pour son association. Ainsi, on opère une transaction éthique : accepter une souffrance momentanée pour soulager d’autres souffrances plus lourdes et permanentes. On neutralise alors la critique de sadisme en le présentant sous les traits d’un sacrifice altruiste, voire héroïque, qui vise à rétablir un ordre social plus équitable auquel le téléspectateur participe par ses votes et l’audience qu’il donne à l’émission.
De son côté, « Secret Story » semble à première vue revendiquer la manipulation sans autre but qu’elle-même. Chaque candidat a, en effet, un secret ignoré des autres participants, associé à une cagnotte personnelle qui est perdue si le secret est dévoilé. L’objectif est de manipuler ouvertement les autres pour découvrir leur secret tout en préservant le sien, afin de gagner le plus d’argent possible. En outre, l’émission crée des situations de toutes pièces afin de duper et manipuler les participants, et le revendique. Cependant, manipulation et mensonge ne sont pas assumés de façon si décomplexée qu’il y paraît. Dans le déroulement du programme, les candidats se présentant comme de grands manipulateurs font l’objet de sanctions symboliques par le biais du rire. Autrement dit, « Secret Story » n’admet pas totalement la manipulation comme norme. Chaque saison comporte un ou plusieurs candidats porteurs d’un message collectif : ils parlent de leur différence et appellent à la tolérance et à la compréhension dans une commune humanité. On est donc à nouveau face à une transaction éthique qui échange l’acceptation de la manipulation contre une valeur présentée comme supérieure.
Pour protéger les émissions de la critique, on utilise une stratégie complémentaire : changer leurs catégorisations. Ainsi, « Koh-Lanta », apparu en 2001 sous l’étiquette « téléréalité », sera-t-il au fil du temps appelé « jeu d’aventures ». Seuls les programmes dont on n’a pas su modifier la catégorisation se verront encore qualifiés de « téléréalité ».
La question de l’acceptabilité morale se pose également pour les participants. Malgré les promesses du Loft d’ouvrir les portes de carrières dans les médias, pour la majorité, les candidats de cette première décennie ont été balayés par la force des critiques. La plupart se sont retirés de la scène publique. Seule Loana Petrucciani a conservé sa forte notoriété, mais à un prix très lourd : devenir un pharmakos moderne qui, à travers ses chutes et ses renaissances incessantes, régulièrement médiatisées, expie la faute collective du Loft.
2011-2021 : l’ère de l’acceptation
2011 marque un tournant, car la montée en puissance des réseaux sociaux et « Les Anges » transforment la téléréalité en un grand feuilleton transmédia. En effet, en réunissant des candidats issus de différents programmes, cette émission crée un grand nœud narratif que les réseaux sociaux, la presse en ligne, les blogueurs spécialisés et les chaînes viennent étendre en créant une caisse de résonnance qui décuple l’ampleur de l’intrigue. Ce n’est alors plus l’histoire qui se déroule dans un programme qui attire mais celle d’un candidat que l’on suit à travers différents supports narratifs. Émergent ainsi des participants phares comme Jessica Thivenin ou Thibault Kuro Garcia.
Les candidats devenant les personnages d’un grand feuilleton transmédia, les producteurs changent leur façon de présenter les programmes. Ils les nomment « séries-réalités » (« Les Anges », « Les Marseillais » ou « Les Princes et les Princesses de l’Amour ») même si le terme générique « divertissement » peut également être employé, à l’instar de « La Villa des Cœurs Brisés ». De plus, ils revendiquent le fait de reprendre les codes de la fiction, de ne plus y viser le vrai, mais le crédible, ainsi que la professionnalisation des candidats jouant certaines scènes.
De leur côté, ces derniers capitalisent sur leur notoriété et se construisent en marques en alimentant régulièrement les histoires d’amour, d’amitié, d’inimité ou de famille de leur personnage-personne sur Instagram, Snapchat ou Youtube. Certains réunissent une telle communauté que les chaînes de télévision leur proposent des contrats d’exclusivité incluant des salaires hors tournage, lorsqu’elles ne leur consacrent pas des émissions propres où on les voit évoluer avec leur famille et leurs amis. Ce sera par exemple Allô Nabilla pour Nabilla Benattia ou la JLC Family pour Jazz et Laurent Correia.
Au-delà des programmes, c’est toute une économie qui se crée autour d’eux. La plupart intègrent une agence, Shauna Events, et beaucoup développent leurs propres produits comme Shanna Kress et Thibault Garcia Kuro avec les produits bucco-dentaires Bbryance, ou Nabilla Benattia avec sa gamme de cosmétiques Nabilla Beauty. Tous effectuent des placements de produits sur les réseaux sociaux en échange de rémunérations qui peuvent varier de 3 000 à 50 000 euros par mois, voire plus. On les décrit alors comme des entreprises permettant à d’autres entreprises de se développer. Et surtout, on les présente comme les précurseurs d’un nouveau type de carrière en France : les influenceurs.
En vingt ans, la téléréalité et ses candidats sont devenus une partie non négligeable du paysage médiatique, et ce d’autant plus que, comme l’indique le récent rapport du CSA , on envisage à présent la téléréalité comme « un mode narratif » dont les codes sont utilisés par d’autres programmes. On insistera par exemple sur les « interviews narratives », ces moments où les candidats sont présentés face caméra en train de raconter un événement tel qu’ils l’ont vécu, qui remplacent la voix-off dans de nombreux programmes (divertissements, documentaires, magazines, fictions).
La polémique n’a pas disparu pour autant. On l’a constaté récemment lors du lancement d’ « Opération Renaissance » qui a fait débat ou en 2019, lors de la prise de parole de Morgane Enselme, une ancienne candidate de « Secret Story ». Cependant, résonnant moins fort qu’il y a vingt ans, la controverse n’est plus considérée comme un risque : elle est devenue un code de la téléréalité. C’est souvent sous l’angle du scandale que la presse en parle, alors que les chaînes n’hésitent pas à communiquer sur leurs programmes en mettant en avant l’idée de confrontation à travers de violentes disputes entre candidats, les « clashs ».
Malgré cela, les critiques n’ont pas disparu, et l’on s’interroge désormais de plus en plus sur le sexisme de la téléréalité. Depuis la loi du 4 août 2014 qui le dote de nouvelles compétences en matière de droits des femmes, le CSA s’intéresse de près aux stéréotypes genrés dans la téléréalité. De même, dans son deuxième rapport sur l’état du sexisme en France, le Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes a pointé des représentations stéréotypées et dévalorisantes des femmes. Compte tenu de la capacité de la téléréalité à métaboliser la polémique, il sera intéressant d’observer, dans les années à venir, la façon dont elle va s’emparer de cette critique-là.