Cognitive Surplus: Creativity and Generosity in a Connected Age

Cognitive Surplus: Creativity and Generosity in a Connected Age

Clay Shirky signe ici un ouvrage brillant et enrichissant où il élucide les mystères de la révolution numérique. Optimiste, il considère qu'elle ouvre la voie à l’expression de notre créativité et de notre générosité.

Temps de lecture : 6 min

« Où les gens trouvent-ils tout ce temps? »

Pour Clay Shirky, enseignant à l’Interactive Telecommunications Program de l’Université de New-York et véritable gourou de l’Internet, le monde est en train de vivre une ère nouvelle.

Pour la première fois depuis des décennies, comme l’explique l’auteur dans son nouvel ouvrage, la jeune génération regarde moins la télévision que ses parents ne la regardaient. Aux États-Unis aujourd’hui, les 300 millions d’américains consomment 200 milliards d’heures de télévision chaque année, or Clay Shirky a calculé, avec l’aide d’un ingénieur d’IBM, qu'il a suffi de 100 millions d’heures de production humaine pour créer l’encyclopédie libre et participative Wikipédia(1) . Avec le temps passé devant la télévision, les américains à eux seuls pourraient donc créer 2 000 projets tels que Wikipédia chaque année, alors imaginez ce que nous pourrions faire dans un monde qui compte aujourd’hui plus de 2 milliards d’internautes et 5 milliards de téléphones portables ! Si la télévision a accaparé la part du lion du temps libre des citoyens des pays développés au court des dernières décennies, une part infime de ce temps constitue déjà des milliards d’heures. Le temps que la nouvelle génération a décidé de ne plus passer à regarder passivement la télévision mais à agir, participer, donner son avis, sociabiliser sur la toile, c’est précisément le cognitif surplus de l’auteur : un océan d’heures que la société pourrait utiliser pour contribuer à des projets utiles et enrichissants.
 
Voilà quelle est la thèse de Clay Shirky dans son nouvel ouvrage, Cognitive Surplus: Creativity and Generosity in a Connected Age. Grâce aux opportunités offertes par les nouvelles technologies, la jeune génération a désormais les moyens d’exprimer sa générosité et sa créativité au sein de projets communs et utiles.
 
Et pour ceux qui ne croiraient pas que l’Homme ait naturellement tendance à quitter son canapé et sa télécommande pour accomplir de grandes choses, Clay Shirky les rassure : l’Homme le fait déjà et l’auteur donne une multitude d’exemples pour nous le démontrer.

« Le bouton marqué "Publier" »

Le 7 juillet 2005, alors que plusieurs bombes éclatent dans le métro et les bus londoniens, le gouvernement annonce que l’incident pourrait être causé par un accident de surtension électrique. Quatre-vingt minutes plus tard, 1 300 blogs publiaient déjà des articles, des vidéos ou des photos montrant la puissance des explosions et prouvaient que des explosifs étaient à l’origine du drame. Deux heures après l’accident, le gouvernement britannique s’excusait pour son erreur et confirmait que les attaques étaient d’origine terroriste.

« Les nouveaux outils qui sont à notre disposition n’ont pas créé ces comportements, ils les ont permis », analyse Clay Shirky, et si autant de blogs avaient annoncé les attentats terroristes de Londres avant les autorités, ce n’est pas parce que l’invention du blog a donné envie aux gens de partager ce qu’ils savent et que les médias n’osent dire, mais bien parce qu’elle a donné aux gens les moyens de le faire, sans coût et immédiatement, avec l’apparition du bouton marqué « Publier ».
 
Il ne faut pas croire que le besoin de s’exprimer en public est nouveau, nous rappelle l’auteur, « celui-ci existe depuis toujours et bien avant que Gutenberg n’invente l’imprimerie ». Si les générations passées n’ont pas exprimé leurs opinions autant que ne le fait la nouvelle génération, ce n’est pas parce qu’elles n’en ressentaient pas le besoin mais plutôt parce qu’elles n’en avaient pas les moyens.
 
D’autres exemples viennent appuyer la thèse de l’auteur : l’écrivain Maxine Hong Kingston, récompensée par les National Book Awards, qui vante les mérites de la plateforme open.salon qui lui a permis de publier un article sur Barack Obama qu’aucun journal n’acceptait de publier; des fans adolescentes d’un boys-band sud coréens qui appellent par le biais de la plateforme de fans à une grande manifestation contre l’importation de bœuf américain en Corée du Sud. Non politisées, elles seront pourtant des dizaines de milliers à manifester sans relâche, jours après jours, jusqu’à ce que le gouvernement cède.
 
À travers ces exemples, Clay Shirky démontre que les outils numériques sont, d’abord et avant tout, vecteurs de liberté et de cohésion, avant  de conclure logiquement : les nouvelles technologies sont devenues indispensables à la société, parce qu’elles permettent de communiquer et de coordonner les initiatives humaines autant que de satisfaire le besoin profondément humain de s’exprimer en public.
« La vision ancienne du Web comme cyberespace éloigné du monde réel, est une erreur de l’Histoire », tout d’un coup un bouton marqué "Publier" apparaît partout, laissant à chacun la possibilité d’exprimer en public ce qu’il a à dire et il ne faut pas croire qu’une telle opportunité pouvait ne pas être saisie.

Des gens que vous ne connaissez pas, rendent votre vie meilleure, gratuitement

Clay Shirky s’interroge sur le pourquoi de ces initiatives. Pourquoi les 90 000 contributeurs de Wikipédia dans le monde accordent-ils autant de leur temps à participer au développement de l’encyclopédie, alors qu’ils ne reçoivent aucune rétribution ? Qu’est ce qui motive des informaticiens brillants à développer gratuitement le logiciel open source Apache ? Pourquoi les grobanites (les adolescents fans du chanteur Josh Groban) ont-ils investis autant d’efforts et d’argent à gérer et à financer l’organisme de charité qu’ils ont eux même créé ? Il faut savoir que cette organisation d’adolescents a réussi à réunir 150 000 dollars de donations pour réaliser un don à une œuvre caritative, au nom de Josh Groban, pour son anniversaire.
 
Pour déchiffrer les motivations de ces internautes volontaires, Clay Shirky fait appel aux théories de la motivation et à leurs expérimentations scientifiques. Il montre que l’argent n’est pas un facteur de motivation mais qu’au contraire, quand de l’argent est offert en récompense à un travail volontaire, le nombre moyen d’heures que le volontaire attribue à travailler sur le projet diminue.
 
Selon lui, l’autosatisfaction, les sentiments d’autonomie et de compétence procurés par ces projets communs et utiles sont les principales motivations qui mènent à ces comportements hors norme. La satisfaction de faire quelque chose d’utile pour la société en participant à la fondation Josh Groban, ou le fait d’apprendre en participant à la rédaction d’un article Wikipédia, justifient ainsi le temps qui y est consacré.
 
De même, le partage et le sentiment d’appartenance à une communauté sont au centre des motivations des internautes. Ainsi, des initiatives comme Pickupal, Idealist, Kiva ou même Harrypotterfanfiction sont autant de communautés qui se rassemblent autour de passions, de valeurs ou de mode de vie communs.
 
Évidemment, certaines initiatives sur le Web font preuve d’une utilité et d’une richesse plus limitée. L’auteur cite le cas du site icanhascheezburger.com comme un exemple de ce qui se passe quand notre surplus cognitif se transforme en « l’acte créatif le plus stupide possible ». Sur ce site sont publiées, chaque jour, des centaines de photos de chats, chacune illustrant une histoire imaginée par l’internaute. Pour Clay Shirky ces initiatives sont stupides mais malgré tout remarquables car elles ont le mérite de déloger l’internaute du rôle passif qu’il entretenait face à la télévision, pour l’installer dans un rôle actif sur le Web, où il produit un contenu et se doit d’être créatif.

« Du chaos, autant que nous pouvons le supporter »

Comme la naissance de l’impressionnisme dans le Paris de la fin du XIXe siècle, les initiatives qui marquent aujourd’hui notre société sont le fait de la rencontre et de l’opportunité. Si l’impressionnisme est né à Paris, autour des tables du Café Guerbois où se réunissaient des artistes désormais mondialement connus (Manet, Monet, Degas, Renoir…), les naissances de Twitter ou de Youtube ne sont pas moins le fait d’une opportunité et d’une rencontre avec un public.
Pour Clay Shirky, si Twitter et Youtube ont moins de 5 ans, ce n’est pas parce que la technologie n’existait pas avant mais parce que la société n’était pas prête à bénéficier de ce que cette technologie pouvait leur apporter.
 
Aujourd’hui, les nouveaux médias, et les nouveaux usages que nous en faisons, doivent s’intégrer à la société par ce que l’auteur a appelé un mouvement de « chaos, autant que nous pouvons le supporter ». Les initiatives doivent fleurir jusqu’à prendre racine, certaines sont Facebook ou Youtube, d’autres meurent parce qu’elles n’ont pas trouvé leur public.
 
Ainsi des milliers de projets utiles pour la société voient le jour. C’est le cas, par exemple, de Patientlikeme, qui permet à des malades atteints de maladies rares de se soutenir moralement et de partager leurs symptômes pour faire avancer la recherche, ou d’Ushahidi ,« témoignage » en swahili, un site Web né en 2008 pour rapporter sur une carte les violences post électorales au Kenya et devenu un outil indispensable pour les ONG afin de repérer ou de rapporter les besoins humanitaires dans les pays en crise où l’information circule difficilement (cf. « Les réseaux sociaux en Afrique »).
 
À l’inverse, des milliers d’autres initiatives « meurent », parfois pour voir le jour quelques années plus tard, quand le concept s’est éclairci et que les internautes sont prêts à l’accueillir, à l’instar de Sixdegrees (1997) et Friendster (2002), ancêtres de Facebook (2004), qui après avoir enregistré plusieurs millions de membres ont finalement laissé place à leur jeune concurrent.

Une fois le livre refermé, nous ne pouvons que nous enthousiasmer de la profusion d’initiatives utiles pour la société, et dont Internet a permis l’émergence, décrites tout au long de l’ouvrage par Clay Shirky. Il en ressort que la tendance de l’Internet est d’aller vers l’utile, mais face à la quantité de choses inutiles produites en ligne, nous ne pouvons que nous interroger sur l’optimisme de l’auteur et nous demander si au contraire l’inutile n’est pas voué à occuper une part croissante du temps que nous passons sur la toile, pour ne laisser aux projets utiles dont nous parle l’auteur qu’une part de plus en plus marginale de notre temps.

En effet, si la thèse de l’auteur est forte et brillamment traitée, nous regrettons toutefois qu’il n’ait pas plus considéré le temps « perdu » sur Internet et qui fait que nous ne pouvons nous empêcher de déplorer, malgré toutes ces initiatives bénéfiques, le temps croissant que nous passons désormais rivé à un écran au détriment d’un peu de sport, de temps consacré à un engagement associatif sur le terrain ou à une passion.

Chiffrer le temps « inutile » passé sur la toile, pourrait être un nouveau défi d’envergure pour le gourou de l’Internet qu’est Clay Shirky. 

Références


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Crédit photo: couverture de l'ouvrage / The Pinguin Press
    (1)

    "Fondée par Jimmy Wales en 2001, Wikipédia rassemble aujourd’hui plus de 15 millions d’articles pour 346 millions de lecteurs mensuels à travers 267 éditions de langues différentes. 

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