Les plateformes vidéo à la conquête de nouveaux horizons

Les plateformes vidéo à la conquête de nouveaux horizons

Lancées dans une course aux contenus premium, les plateformes de partage vidéo affichent de solides ambitions. Avec à la clé, de nouvelles perspectives de distribution des contenus pour les acteurs historiques du secteur.
Temps de lecture : 10 min

Apparues au milieu des années 2000, les plateformes YouTube et Dailymotion se sont imposées d’emblée auprès du grand public grâce aux UGC (Users generated content). Ces vidéos amateur mises en ligne par les internautes firent leur succès et leur permirent d’asseoir efficacement leur notoriété et leur audience. Progressivement, des contenus professionnels à valeur ajoutée furent également postés aux côtés des UGC. Avec une étiquette dont allaient être rapidement affublées les plateformes vidéo : celle du piratage. Accusées de mettre en ligne des contenus protégés sans respecter le droit de la propriété intellectuelle, celles-ci s’exposèrent à la grogne des professionnels de l’industrie audiovisuelle. Chaînes de télévision mais également producteurs de contenus intentèrent une multitude de procès, aux fortunes diverses. Leur principale crainte était que ces acteurs 2.0 viennent déstructurer le paysage audiovisuel. Aujourd’hui, cette tension s’est apaisée et les procès ont cédé la place à des partenariats et accords. Dès 2008, Dailymotion a signé un accord avec la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), la Scam (Société civile des auteurs multimédia) et l’Adagp (Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques). L’objectif était de permettre à ces sociétés d’auteurs de percevoir des droits auprès de la plateforme française pour l’exploitation en ligne des œuvres de leurs répertoires. Étendu depuis à d’autres sociétés de gestion collective et adopté également par YouTube, ce type d’accord n’est toutefois pas sans poser de sérieuses difficultés pratiques au moment de répartir les sommes collectées. Il apparaît notamment fastidieux de mettre en place au sein des sociétés de gestion collective des grilles de répartition entre auteurs, l’audience des contenus étant de plus en plus morcelée sur le web.
 
 Une des principales questions est celle de la reproduction ou non du schéma classique de la production télévisuelle  
Désormais, les plateformes de partage de vidéos avancent de concert avec les ayants droit et expérimentent de nouveaux modèles économiques. L’une des principales questions est celle de la reproduction ou non du schéma classique de la production télévisuelle, à savoir le préfinancement d’un programme par un diffuseur. Une problématique à laquelle YouTube et Dailymotion ont apporté des réponses différentes.

Le préfinancement des programmes, un modèle adapté au web ?

En octobre 2012, YouTube a créé la sensation en lançant dans l’hexagone 13 chaînes thématiques. Cette initiative avait été expérimentée un an auparavant aux États-Unis. Plus de 100 millions de dollars avaient alors été investis par la plateforme dans le cadre d’un ambitieux programme de « chaînes originales ». Ce programme se caractérise par un préfinancement en amont des contenus. Soit trait pour trait le schéma en vigueur dans la production audiovisuelle « classique ». En contrepartie du versement d’une avance sur les recettes publicitaires à venir – dont la fourchette est comprise entre 500 000 et 1 million d’euros – les partenaires ont l’obligation de proposer un volume défini de productions originales sur YouTube. Plus d’un an après ce lancement en France, l’heure des premiers bilans a sonné. Parmi toutes ces chaînes originales et gratuites, une seule d’entre elles s’est démarquée et a rencontré massivement son public : Studio Bagel. Avec plus d’un million d’abonnés en novembre 2013, la chaîné créée par The Social Company et la société de production Black Dynamite fait figure d’exception. Désormais rentable, elle joue la carte de l’humour en misant sur des talents regroupés dans un collectif. Grâce à l’avance sur recettes perçue directement auprès de YouTube, elle a su déployer une stratégie efficace de fidélisation d’un public majoritairement composé d’adolescents. La troupe du Studio Bagel s’est également invitée à la rentrée 2013 sur l’antenne de Canal+. Plusieurs de ses humoristes (Kevin Razy, La Ferme Jérôme, Mister V, etc.) y sont présents en access prime-time(1) pour animer Le Dézapping du Before du Grand Journal. Certaines de leurs pastilles vidéos (Pendant ce temps-là, Les Tutos, etc.) sont également diffusées durant Le Grand Journal.
 
En plus d’offrir la possibilité aux producteurs de tester des formats sur le web avant de les faire accéder à l’antenne, les chaînes YouTube ont permis à des acteurs de développer de nouveaux savoir-faire. C’est le cas de Capa, qui a lancé sur YouTube en novembre 2012 la chaîne Rendez-Vous à Paris. Devenu pour l’occasion éditeur de programmes, cet acteur majeur de la production de contenus pour la télévision mise sur l’humour et les séries, bien loin de son cœur d’activité : le journalisme documentaire.
 
Les premiers retours d’expérience, en France comme aux États-Unis, mettent en lumière la difficulté pour les partenaires de recouvrir parfois les sommes avancées par YouTube. La faute non pas à une audience insuffisante mais à une monétisation encore laborieuse. Et si ce programme de chaînes originales n’est pas définitivement enterré, ce n’est pas le modèle qui devrait prévaloir à l’avenir. Car l’éventail en matière de financement de contenus sur le web est large. Avances sur recettes, co-financement mais également financement par des marques sont autant d’options offertes aux producteurs. Auréolées de succès, les chaînes Euronews Knowledge ou Golden Moustache ne font d’ailleurs pas l’objet d’un préfinancement de la part de YouTube.
 
Le soutien peut également être apporté par le biais de bourses dédiées aux jeunes créateurs. Dans cette optique, la plateforme de Google a impulsé début 2013 une Académie avec la SACD. Dix webcréateurs se sont vus attribuer 10 000 euros chacun, dont 7 000 euros destinés au financement, au développement et à la production d’un nouveau projet. Une seconde édition devrait avoir lieu en 2014.
 
La stratégie de Dailymotion est pour l’heure sensiblement différente. Si la filiale d’Orange a lancé des bourses et participé au financement de programmes transmedia comme la webfiction Addicts (Mascaret Films), elle a en revanche jusqu’alors mis un point d’honneur à ne pas reproduire sur le web le modèle de préfinancement de la télévision.

Une aubaine pour les acteurs historiques du marché

Depuis la rentrée 2013, les initiatives des chaînes de télévision et des producteurs se succèdent. Ces acteurs historiques affichent de nouvelles stratégies, conscients de la nécessité de déployer davantage leurs marques et univers sur les plateformes. Considérées dans le passé comme des concurrents de la télévision, les plateformes sont aujourd’hui appréhendées comme un vecteur de promotion efficace.
 
En novembre 2013, le groupe Canal+ a annoncé le lancement d’un « réseau » sur YouTube. Une vingtaine de chaînes ont été élaborées et devraient permettre d’optimiser l’exposition de l’univers de Canal+ sur la plateforme vidéo, et cela dans un contexte où l’appétence du public pour les programmes délinéarisés n’a jamais été aussi importante. En plus de ce réseau multi-chaînes, le groupe Canal+ proposera également sur YouTube un label de promotion et d’expression. Baptisé Canal Factory, il permettra d’« expérimenter divers formats courts et productions originales développées spécifiquement pour le web ». Cela avec une volonté clairement affichée par ses dirigeants : « faire émerger de nouveaux talents ».
 
Cette stratégie n’est toutefois pas partagée par tous les diffuseurs. C’est le cas de TF1, qui n’envisage pas pour l’heure de s’associer à YouTube ou Dailymotion. « Si on devait lancer des chaînes sur le web, on devrait savoir le faire nous-mêmes. Je ne vois pas pourquoi je devrais partager ma recette avec YouTube », expliquait le 17 novembre 2013 son PDG Nonce Paolini, invité du Buzz Média Orange-Le Figaro. Cette posture ne semble néanmoins pas figée. « Je suis quelqu’un de pragmatique. On regarde les expériences des uns et des autres, on se forge une conviction. Ensuite, on verra bien ». La frilosité de TF1 peut s’expliquer par le fait que la chaîne a, dès 2006, lancé sa propre plateforme vidéo. Baptisée Wat.tv, elle est destinée aux 15/34 ans. Durant l’été 2013, un accord d’envergure a été conclu avec Melty.fr, site d’information dédié aux adolescents. La création de contenus communs figure au menu de ce partenariat éditorial et technologique.
 
Du côté des producteurs, on a également pris conscience des débouchés qu’offraient les plateformes vidéo. La première société de production indépendante au monde, Endemol, a par exemple investi 30 millions d'euros pour créer Endemol Beyond. Il s’agit d’un label mondial s’appuyant sur une réseau de chaînes premium sur YouTube et d’autres plateformes (Yahoo!, AOL, MSN, Dailymotion, etc.). « Ce nouveau label sera le reflet du cœur de métier d'Endemol, de ses marques et propriétés, en produisant du divertissement premium exploité sur tous types de plateformes », souligne la structure, qui a déjà lancé plus de 100 chaînes YouTube aux quatre coins de la planète. En France, sa chaîne YouTube It’s Big! a dépassé les 130 000 abonnés.

Des impératifs éditoriaux à respecter

Si la terminologie même de « chaîne » peut laisser penser que le contenu proposé présente de fortes ressemblances avec celui diffusé à la télévision, il n’en est rien. La production de programmes pour les plateformes répond à ses propres règles. La première est de bien cerner les exigences d’une cible jeune et volatile. Ce public plébiscite les formats courts et n’hésite pas à sanctionner toute longueur. Loin d’abonder en masse les plateformes, les producteurs ont par ailleurs saisi l’intérêt de proposer une politique de programmation resserrée. Ainsi, pour sa deuxième saison, la chaîne Studio Bagel articule son offre autour de moins de programmes que l’an passé. À la lecture des résultats d’audience des chaînes YouTube, on remarque en effet qu’il n’existe pas de corrélation entre le nombre de vidéos postées et le nombre d’abonnés. En d’autres termes, les chaînes les plus actives ne rencontrent pas nécessairement une adhésion massive des internautes. Savoir fixer à son public des rendez-vous apparaît donc comme le maître mot d’une nouvelle science de la programmation dont les contours se dessinent au jour le jour.
 Si la terminologie même de « chaîne » peut laisser penser que le contenu proposé présente de fortes ressemblances avec celui diffusé à la télévision, il n’en est rien. La production de programmes pour les plateformes répond à ses propres règles 
 
Outre la nécessité de plaire aux plus jeunes, les contenus doivent répondre à une exigence d’interactivité. Aujourd’hui, le public souhaite participer aux programmes des “YouTubeurs” vedettes. Les thèmes abordés dans leurs vidéos font écho à l’actualité et surfent sur le quotidien des adolescents. Un positionnement éditorial qui n’est pas sans susciter de vives critiques, certains observateurs qualifiant cette nouvelle génération de programmes de « télé potache ».
 
Enfin, la consommation des vidéos n’est pas une finalité en soi pour les producteurs de contenus. La notion de partage sur les réseaux sociaux apparaît nettement plus importante.
Toutes ces règles de programmation 2.0 permettent d’offrir le maximum de visibilité à des programmes dont les budgets sont minutieusement travaillés.

La course à la monétisation

Sur YouTube ou Dailymotion, la difficulté n’est pas tant de rassembler un public en masse mais de parvenir à transformer cette audience en monnaie sonnante et trébuchante. En 2013, Youtube a annoncé avoir dépassé le milliard de visiteurs uniques par mois. Ce succès d’audience est revendiqué avec fierté par le site, acheté en 2006 par Google pour la bagatelle de 1,65 milliard de dollars. « Si YouTube était un pays, il serait le troisième au monde, après la Chine et l'Inde », martelaient en mars 2013 ses dirigeants sur le blog de la plateforme. De son côté, Dailymotion a su s’imposer partout dans le monde et fédère 120 millions de visiteurs uniques par mois. Cela a récemment amené Yahoo! à s’intéresser de près à l’entreprise française, avant que le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg ne s’invite dans le débat et ne fasse obstacle à l’acquisition de la plateforme.

Malgré ces belles performances sur le terrain de l’audience, les revenus générés demeurent désespérément bas. La faute à un « coût pour mille » – l’unité qui sert à mesurer le coût d’achat d’un espace publicitaire sur internet – bien inférieur à celui pratiqué par exemple par les plateformes de télévision de rattrapage. Pour faire grimper en flèche ce « coût pour mille » et parvenir à monétiser efficacement l’audience, les régies tentent de proposer aux annonceurs une audience la plus qualifiée possible. Cet objectif peut être atteint grâce à un travail effectué autour des métadonnées.
 Sur YouTube ou Dailymotion, la difficulté n’est pas tant de rassembler un public en masse mais de parvenir à transformer cette audience en monnaie sonnante et trébuchante 

Dans cette dynamique, de nombreux Multi-Channel Networks (MCN) se sont constitués en très peu de temps aux États-Unis. Fonctionnant comme un regroupement de chaînes sur YouTube/Dailymotion – ou toute autre plateforme –, ces MCN ne sont pas sans rappeler les bouquets de chaînes de télévision traditionnelles. Certains d’entre eux, comme Machinima ou Fullscreen, se sont imposés et offrent à ceux qui les intègrent l’opportunité de booster leurs revenus. Dans le respect d’une charte des prix fixée par les plateformes, les MCN commercialisent directement les espaces publicitaires auprès des annonceurs. Très souvent thématiques, ces networks ont également fait leur apparition en France. Le spécialiste de la distribution numérique d’artistes et de labels indépendants Believe Digital a ainsi créé en 2013 un label dédié à la distribution multiplateformes de ses partenaires. D’autres acteurs comme Wizdeo ou Base79 tirent également leur épingle du jeu, tandis que Studio Bagel a récemment créé un MCN dédié à l’humour.

À la rentrée 2013, le groupe Canal+ a investi dans le MCN Maker Studios, aux côtés d’opérateurs comme Singapore Telecom ou Time Warner. Ce jeune Network américain affole déjà les compteurs outre-Atlantique et gère un portefeuille de 16 000 artistes totalisant plus de 250 millions d’abonnés sur les chaînes YouTube. De son côté, M6 Publicité a annoncé en novembre 2013 la création de Comedy Network, une offre rassemblant les contenus des nouveaux talents de l’humour sur Internet, et dont les chaînes Golden Moustache (700 000 abonnés) et Norman fait des vidéos (3 millions d’abonnés) sont les piliers. « Complémentaire aux contenus vidéos premium du Groupe M6, issus de ses antennes de télévision ou produits pour le digital, le « Comedy Network » est la première brique du réseau de chaînes YouTube opéré et commercialisé via ses filiales M6 Web et M6 Publicité » peut-on lire dans le communiqué de presse de lancement.

Par ailleurs, on observe une montée en puissance du brand content, c’est-à-dire des programmes financés par les marques. Il s’agit d’une alternative à la vente de pre-rolls. Ces formats publicitaires d’une trentaine de secondes diffusés avant ou pendant la vidéo commencent en effet à montrer leurs limites et irritent de plus en plus un public dont la résistance à la publicité n’est pas infinie. En 2013, une opération de brand content orchestrée par Orangina a été particulièrement remarquée. La marque de boisson gazeuse a uni pour l’occasion le Studio Bagel et Golden Moustache. Après huit mois de travail, un court-métrage de 14 minutes a été proposé aux internautes, qui lui ont réservé un accueil très favorable.

La tentation du payant

Historiquement bâties sur un modèle gratuit, les plateformes de partage de vidéos commencent depuis peu à expérimenter des modèles payants. C’est le cas de Dailymotion, qui propose aux internautes plusieurs offres de SVoD (Vidéo à la demande par abonnement). La dernière en date est l’offre de Canal+ destinée au territoire canadien. Baptisée Canal+ Canada, elle permet d’accéder à des séries originales ainsi qu’à des films et documentaires du Groupe Canal+ contre un abonnement mensuel de 7,99 dollars. Avec ce nouveau service, Canal+ se positionne sur un marché où Netflix a réalisé une percée significative et compte plus de 2 millions d’utilisateurs.
 
Sur le territoire français, ce sont les chaînes du groupe France Télévisions et Arte qui ont été parmi les premiers acteurs à proposer des contenus payants sur Dailymotion (Plus Belle La Vie, Le dessous des cartes, etc.). Toutes ces offres s’appuient sur l’outil Open VoD développé par Dailymotion, qui laisse aux ayants droit le soin de définir les contours de la commercialisation (prix, territoire couverts et durée pendant laquelle le contenu peut être consommé, etc.). En contrepartie, la plateforme perçoit 30 % du prix de la transaction.

De son côté, YouTube a lancé au printemps 2013 un bouquet d’une cinquantaine de chaînes thématiques sur abonnement – dont la plupart sont disponibles en France –, proposées à des tarifs compris entre 0,99 et 7,99 dollars par mois. Il s’agit d’un premier test avant un déploiement à plus grande échelle. Dans le domaine de la musique, YouTube prépare un service d'écoute de musique sur abonnement. Il pourrait être lancé dès 2014 et devrait présenter un modèle similaire à Deezer ou Spotify.

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Crédit photo : Rego - d4u.hu / Flickr
 
(1)

Désigne en jargon télévisuel la plage horaire de diffusion précédant l'émission de « début de soirée ». 

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