La pandémie de Covid-19 a bouleversé les contenus de la presse régionale
L’étude du vocabulaire employé par les quotidiens régionaux permet de mesurer l’empreinte du dernier coronavirus sur leurs contenus. Chronologie d'une "épidémie médiatique".
Un marchand de journaux lit le quotidien La Provence dans son kiosque à Marseille, le 13 mai 2020.
© Crédits photo : Christophe SIMON/AFP.
L’étude du vocabulaire employé par les quotidiens régionaux permet de mesurer l’empreinte du dernier coronavirus sur leurs contenus. Chronologie d'une "épidémie médiatique".
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation sous licence CC BY-ND 4.0
Dès le premier semestre 2020, l’agenda des médias de presse quotidienne a été profondément perturbé par la crise sanitaire.
Confrontés à un événement d’ampleur inédite, les journalistes se sont trouvés pris dans un cercle vicieux. D’un côté, une demande pressante d’information du public sur un sujet mal connu et propice à la polémique. De l’autre, un désintérêt pour les autres sujets associés à une destruction totale ou partielle de certaines rubriques (sports, culture…) sous l’effet des mesures de confinement. Plus le temps passait, plus la part d’information consacrée à d’autres sujets que la crise du Covid-19 se réduisait comme peau de chagrin, aboutissant à une forme de monopole de la pandémie sur l’actualité.
Une telle synchronisation de l’agenda des grands journaux de presse internationale n’a probablement jamais été observée au cours des dernières décennies, même au moment des attentats du 11 septembre 2001, comme nous le démontrons dans une étude inédite, en phase de pré-publication portant sur 125 journaux localisés dans 25 pays différents. Pour la première fois également, le champ sémantique même des médias s’est trouvé complètement envahi par celui de la crise sanitaire.
Au début du mois de mars 2020, plus de la moitié des articles de presse publiés dans l’ensemble des journaux observés incluent les mots « Covid-19 » ou « coronavirus » dans la langue locale.
On peut toutefois se demander si ce phénomène de saturation de l’agenda médiatique s’est limité aux médias nationaux et internationaux – réservés à une élite – ou s’il s’est propagé vers la presse quotidienne régionale qui concerne plus directement le quotidien de l’ensemble de la population.
Nous allons ici analyser un corpus de 24 journaux français de presse quotidienne régionale. Même s’il manque quelques acteurs majeurs comme Ouest France et La Dépêche du Midi (non disponibles sur le site open source Media Cloud), cet échantillon fournit une couverture très représentative du traitement de la crise sanitaire sur le territoire français.
La chronologie détaillée des nouvelles liées aux maladies virales dans le journal Sud-Ouest au cours du mois de janvier reflète a posteriori de façon ironique la difficile émergence du sujet de la pandémie.
Dans les premiers jours de l’année 2020, le principal souci sanitaire en France est l’arrivée imminente de la grippe ou de la gastro-entérite. Sud-Ouest précise qu’elle serait peut-être liée à la consommation de coquillages crus, sujet d’importance dans la première région ostréicole de France. Les articles sur les épidémies de grippe ou de gastro-entérite font partie des « marronniers », ces sujets inoxydables qui reviennent chaque année et pour lesquels il est facile de reproduire les mêmes analyses à quelques détails près. Le journal rappelle alors – comme il le fait chaque année – la liste des gestes barrières à respecter :
« Pour passer au travers des microbes de l’hiver (grippe, gastro-entérite), voici quatre gestes à retenir : se laver les mains régulièrement, éternuer ou tousser dans son coude, utiliser un mouchoir à usage unique et porter un masque jetable quand on est malade et au contact de personnes fragiles. »
Le 6 janvier, le journal évoque pour la première fois dans une brève de quelques lignes une « mystérieuse pneumonie » qui serait apparue dans une ville chinoise lointaine, dont le nom n’est pas précisé :
« […] nombre de patients souffrant d’une mystérieuse pneumonie d’origine inconnue ; les autorités ont toutefois écarté la thèse du SARS, une maladie virale responsable de centaines de morts dans ce pays en 2003. »
Il faut attendre le 19 janvier pour que le journal publie en page 6 un premier article complet intitulé « Cet inquiétant virus chinois ». Un envoyé spécial mentionne pour la première fois la ville de Wuhan, où 45 personnes seraient touchées par une maladie qui est désormais identifiée comme un « coronavirus ».
Enfin, le 23 janvier paraît en première page un article intitulé « Virus chinois » suivi d’un long développement en pages 2 à 4.
« Depuis un mois, un virus transmissible à l’homme sévit en Chine, il a fait 17 victimes – L’Organisation mondiale de la santé pourrait décréter l’urgence internationale. »
Même si la totalité demeure rassurante, la pandémie dispose désormais d’un nom, d’un lieu d’origine et d’une capacité de menace suffisante pour être placée pour la première fois à la place d’honneur de l’agenda médiatique.
Pour comprendre l’impact de l’épidémie du coronavirus dans la presse sur le contenu des nouvelles, nous avons construit, à l’aide de la base de données américaine Media Cloud et des outils de recherche associés, un indicateur d’« infection sémantique » mesurant la part des nouvelles publiées par un journal qui comporte au moins une fois l’un des trois fragments de mots « ncov- » ou « coronav- » ou « covid- ».
Le vocabulaire de l’épidémiologie nous semble bien adapté pour décrire les modifications radicales du choix des mots employés par les journalistes.
En effet, notre objectif de recherche n’est pas de mesurer directement la part de la pandémie dans l’agenda médiatique (ce qui imposerait une lecture qualitative de chacun des articles) mais plutôt de révéler une transformation générale du vocabulaire employé signalant une distorsion par rapport au régime habituel des dépêches.
La recherche de ces mots a été effectuée à l’aide de l’application open source Media Cloud Explorer non seulement sur le titre mais également sur la totalité du contenu des articles.
Il convient de préciser que l’indicateur proposé ne mesure pas exactement la part des articles consacrés à la crise sanitaire ou politique puisqu’un article parlant des effets du confinement ne sera pas considéré comme « infecté » s’il ne mentionne pas le nom de l’épidémie.
Inversement, un article parlant majoritairement de sport mais indiquant brièvement que la saison reprendra « après la fin de la crise du coronavirus » sera considéré comme infecté puisque l’un des mots-clés recherchés y est présent.
Cet indicateur d’infection sémantique nous permet de démontrer que la plupart des journaux de presse quotidienne régionale ont subi vers le milieu du mois de mars un pic brutal d’infection du contenu des nouvelles. On observe des taux de contamination dépassant presque toujours 50 % et pouvant même atteindre plus de 80 % certaines semaines (Figure 2)
Cette brutale émergence sémantique des mots désignant l’épidémie a été en fait précédée par une première oscillation importante au cours du mois de janvier, au début de la diffusion internationale de l’épidémie, quand l’intérêt pour la crise avait commencé à monter.
Mais en l’absence de preuve tangible d’un danger immédiat pour les habitants, la plupart des journaux sont revenus temporairement à d’autres sujets, tout particulièrement en Europe et en Amérique où l’on gardait en mémoire le souvenir de « crises asiatiques » n’ayant finalement pas eu d’impact important. La proximité spatiale et linguistique constitue en effet toujours un déterminant majeur de l’intérêt d’une nouvelle internationale.
Après un palier voire une baisse relative au début du mois de février (qui n’est pas propre à la France), le véritable décollage de l’épidémie médiatique débute avec l’arrivée de la crise en Iran et surtout en Italie puis en Espagne. Ce n’est sans doute pas un hasard si les journaux méditerranéens (Var Matin, Nice Matin, La Provence, L’Indépendant) sont parmi les premiers à franchir le seuil de 20 % des nouvelles infectées.
La découverte du cluster géant de Mulhouse va ensuite accélérer la prise de conscience d’une menace imminente de restriction de la liberté de circulation. Et c’est finalement plusieurs jours avant le discours présidentiel annonçant le confinement que débute le pic de croissance de la proportion d’articles infectés avec des taux de présence des termes liés à la pandémie qui montent en flèche.
Au-delà des particularités propres à chaque journal, l’examen des 24 trajectoires donne une image saisissante du choc qu’a subi l’information quotidienne régionale au cours du premier semestre 2020.
On peut synthétiser la trajectoire générale des 24 quotidiens régionaux sur la figure 3 qui montre la tendance médiane (ligne noire), et son intervalle de confiance à 50 % (intervalle entre les lignes continues bleues et rouge) et à 80 % (intervalle entre les lignes pointillées bleues et rouges).
Au-delà du parallélisme frappant des évolutions, ces courbes mettent en évidence la complexité des évolutions au cours de la période précédant le confinement. Le décollage de l’intérêt médiatique amorcé en janvier s’est interrompu pendant plusieurs semaines en février, au moment même où le virus se propageait de façon invisible en France et dans le monde. Cette situation n’a rien de spécifique aux quotidiens régionaux (les évolutions des sont identiques dans Le Monde, Le Figaro, La Croix ou Libération) ni même à la France. L’explication de ce faux départ qui a suscité de nombreuses polémiques (rôle de l’OMS, de la Chine, etc.) dépasse toutefois le cadre du présent article.
On peut en revanche analyser plus facilement la tendance au retour à la normale qui s’opère de façon lente mais régulière au cours des mois d’avril, mai et juin. Alors qu’environ 60 % des nouvelles de presse régionale étaient infectées par le coronavirus au début du mois d’avril, ce taux est retombé à 20 % à la fin du mois de juin.
La crise s’est aussi traduite par un appauvrissement radical du vocabulaire, une crise sémantique, reflet fidèle de la concentration des nouvelles autour d’un sujet unique. Nos observations rejoignent ici les travaux des chercheurs de l’Institut National de l’Audiovisuel qui ont constaté la même tendance pour le temps d’antenne consacré au Covid-19 sur les chaînes d’information en continu et plus généralement l’envahissement du vocabulaire de la pandémie dans les médias audiovisuels, les agences de presse ou les réseaux sociaux
Au moment du pic d’intérêt médiatique, on observe une récurrence obsessionnelle d’un petit nombre de mots qui, à l’instar des virus, se logent dans le corps des articles et finissent par envahir la totalité du contenu des journaux et l’esprit des leurs lecteurs.
L’examen des 50 mots les plus fréquents dans le titre des nouvelles publiées par Sud-Ouest d’octobre 2019 à juin 2020 en fournit une illustration frappante (figure 4) :
Le dernier trimestre de l’année 2019 permet de montrer la situation du quotidien en période « normale », avec un nombre élevé de références aux villes et départements de la région couverte par le journal (Bordeaux, Charente…). Aucun mot ne dispose d’une primatie évidente.
Les événements sportifs et les faits divers se devinent à travers la présence de mots associés (football, rugby, match…). Les manifestations contre la réforme des retraites sont visibles en décembre 2019, mais elles ne perturbent que de façon limitée le vocabulaire employé dans les titres.
En revanche, la crise de Covid-19 qui apparaît de façon discrète en janvier 2020 (coronavirus, Chine) va brutalement envahir l’espace rédactionnel en février pour connaître un apogée en mars et avril avec un cortège de mots associés : « cas », « masques », « confinement ». Le mot « coronavirus » domine de façon écrasante tous les autres.
Le retour à la normale s’opère très lentement en mai (« déconfinement ») et surtout en juin où l’on voit réapparaître les mots sportifs et les noms de lieux régionaux. Mais l’érosion de la domination du terme « coronavirus » s’annonce lente.
La crise du Covid-19 et, plus précisément, la période de confinement se sont traduites par une baisse significative de la production sur l’ensemble des quotidiens régionaux observés au cours des premiers jours du mois d’avril. La baisse du nombre de nouvelles publiées entre avril et juin est en général de – 20 à -40 % par rapport aux trois premiers mois de l’année.
Cet effondrement ne correspond donc pas à la date officielle de début du confinement (17 mars à midi), mais se situe deux à trois semaines après, une fois terminée la séquence des élections municipales et épuisé le stock de « marbre », articles plus intemporels préparés à l’avance.
De nombreuses rubriques ont été littéralement sinistrées en raison de l’arrêt progressif de tout un ensemble d’activités ou d’événements qui constituaient la chair de l’information locale (sports, fêtes, mariages…), démontrant les premiers impacts du virus sur la vie quotidienne.
Bien qu’ils demeurent largement consultés par une population confinée qui commence à s’ennuyer, les journaux maigrissaient au moment où leurs lecteurs s’empâtaient.
Déjà fragilisés par la concurrence des géants du net, la presse quotidienne locale a profondément souffert de la période de pandémie en France comme dans le reste du monde.
Cette analyse serait évidemment à compléter par une analyse plus précise du contenu des nouvelles ainsi que par une interview auprès des journalistes des rédactions de presse quotidienne régionale afin de comprendre comment ils ont vécu cette période difficile. Il n’en demeure pas moins que les résultats obtenus sont révélateurs d’une profonde perturbation de l’espace public.
Claude Grasland, Professeur de géographie, université de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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