Le rêve d'un soft power indien

Le rêve d'un soft power indien

Daya Kishan Thussu, professeur à l'université de Westminster, signe un fervent plaidoyer pour le rayonnement de l'Inde sur la scène internationale. Mais la popularité des films Bollywood suffit-elle pour parler de soft power ?

Temps de lecture : 6 min

Pour Joseph Nye, analyste en géopolitique spécialisé dans les relations internationales, le concept de soft power – parfois traduit en français par « puissance douce » bien que le terme anglo-saxon lui soit souvent préféré – est la capacité qu’une nation a d’influencer les autres par le biais de la diffusion de ses valeurs, de sa culture et ce grâce à l’appui de la société civile. On oppose généralement au concept de soft power celui de hard power, la capacité qu’a une nation d’imposer ses vues et d’obtenir des autres nations des décisions qui lui seront favorables, principalement au moyen de sa puissance militaire.
 

Daya Kishan Thussu, professeur en communication internationale à l’université de Westminster (Londres), et fondateur et rédacteur en chef de la revue Global Media and Communication en est convaincu : en termes de soft power, l’heure de l’Inde a sonné. Dans son ouvrage Communicating India’s soft power, Buddha to Bollywood, il entreprend de relever de manière systématique tous les éléments qui permettent d’annoncer l’avènement de ce nouveau soft power.
 L'auteur veut désaméricaniser le concept de soft power. 
Pour lui, il convient tout d’abord de désaméricaniser ce concept, inventé par Joseph Nye pour refléter la formidable capacité qu’ont les Américains à intéresser et influencer le reste du monde, l’amenant à adopter les valeurs américaines grâce à la puissance de leur réseau de communication, à leur formidable industrie culturelle et à leur main-mise sur Internet. Si le modèle américain du  soft power a été très largement efficace, permettant aux États-Unis de gagner la guerre froide, l’étroitesse de son point de vue devient un handicap dans le contexte de la globalisation et des fluctuations qu’entrainent un multiculturalisme et un multilinguisme croissant. Exit les États-Unis, du moins Thussu semble l’espérer. Place à l’Inde que son passé, ses valeurs préparent tout naturellement à un rôle de leader dans ce nouveau monde, et ce notamment puisque sa résurgence économique lui accorde un nouveau statut sur la scène internationale.

Thussu rappelle la position singulière de l’Inde, un pays qui n’a cessé d’influencer et d’être influencé et qui de par son histoire a la particularité de mêler à la fois de solides fondations hindouistes et bouddhistes, l’héritage islamique des anciennes invasions mongoles et qui a su intégrer les institutions et idées européennes qui lui ont été imposées au temps de l’impérialisme britannique. Quel autre pays pourrait dès lors être plus à même d’aborder le XXIème siècle, siècle d’un monde globalisé, complexe, divers ? Thussu en veut pour preuve la popularité croissante à l’international de la cuisine indienne, des films Bollywood, la visibilité de l’art et de la littérature, la façon dont la spiritualité indienne a su conquérir l’Occident via le yoga et le mouvement « New Age ». C’est une première critique qu’on pourrait d’ailleurs adresser à l’auteur. Avec rigueur, l’auteur entreprend un catalogue systématique de toutes les manifestations de l’Inde sur la scène internationale, que ce soit la nomination d’un PDG d’origine indienne à la tête d’un grand groupe américain ou l’insertion d’une chanson Bollywood dans le film Moulin Rouge. Cette avalanche de données empiriques, aussi exacte soit-elle, constitue-t-elle vraiment la manifestation d’un soft power ?
 Il ressort plutôt que ce soft power indien se développe surtout à l’insu des pouvoirs publics qui ne cherchent pas à en tirer avantage. 
L’ouvrage tourne parfois à l’abécédaire sans qu’il soit possible de discerner vraiment si la présence croissante de l’Inde, que ce soit dans les sphères politiques, économiques, culturelles, constitue autre chose qu’une simple visibilité. Où est l’influence ? L’auteur s’étend longuement sur l’héritage de Bouddha – qui ne fut cependant pas prophète en son pays – ainsi que sur celui de Mahatma Gandhi. Si le soft power est la manifestation de la capacité d’un pays à influencer les relations internationales afin qu’elles lui soient favorables, l’auteur peine cependant à démontrer concrètement comment l’Inde a pu, ou su, en bénéficier dans un passé récent. À la lecture de l’ouvrage, il ressort plutôt que ce soft power se développe surtout à l’insu des pouvoirs publics qui ne cherchent pas à en tirer avantage.
 
 
Bien sûr, l’industrie de Bollywood constitue la manifestation la plus éclatante du  soft power indien. Cette industrie valait 12,5 milliards de dollars en 2012. Ce chiffre d’affaires peut sembler modeste mais les volumes sont énormes. Forte de ses 1 000 longs métrages produits annuellement et s’appuyant sur un marché domestique de 1,2 milliard d’habitants, Bollywood vend chaque année un milliard de tickets d’entrée de plus que Hollywood. Une anecdote rapportée dans l’ouvrage est celle du journaliste Bobby Ghosh, ancien chef de bureau à Bagdad pour le Time magazine. Ghosh relate comment Bollywood lui a sauvé la vie. Alors qu’il était tenu sous la menace d’une arme par un soldat fidèle à Saddam Hussein, il a su désamorcer une situation critique en se déclarant « Indien …. Comme Shammi Kaboor »(1).  Si la visibilité de Bollywood à l’Ouest se résume encore trop souvent à son seul nom, évocateur de danses et de chansons, il existe une vrai popularité et une industrie d’export dans toute l’Asie du Sud, au Moyen Orient, en Afrique, en Russie même, et l’auteur de répertorier de manière quasi systématique tous les marchés de niche de Bollywood et les nouveaux qui s’ouvrent par exemple en Chine, avec le succès au box-office d’un film comme The Three Idiots.
 L’auteur déplore la vision distordue de l’Inde que véhicule Bollywood. 
Il faut aussi mentionner les investissements croisés entre Hollywood et Bollywood, en développement exponentiel grâce à la politique « néo-libérale » du gouvernement indien, Hollywood espérant conquérir le marché indien, comme le montre le développement du doublage même en langues régionales tandis que Bollywood s’attaque à Hollywood via par exemple les investissements massifs de Reliance dans DreamWorks. L’auteur déplore cependant la vision distordue de l’Inde que véhicule Bollywood, l’industrie faisant trop souvent l’impasse des sujets économiques et sociaux pour privilégier bluettes et autres films romantiques décrivant les péripéties des Indiens dans les capitales occidentales, pour le plus grand bonheur du public issu de la diaspora.
 
Car l’atout principal de ce soft power réside sans nul doute dans la diaspora indienne. L’auteur évoque longuement le rôle joué par la communauté de personnes d’origine indienne aujourd’hui disséminée autour du globe mais connectée plus que jamais entre elles et à leur pays d’origine grâce à la technologie et particulièrement aux médias sociaux. Cette diaspora de plus de 25 millions de personnes, la plus grande au monde après la diaspora chinoise, se manifeste par une visibilité croissante à haut niveau, dans le monde des affaires, celui des médias, celui des nouvelles technologies, le monde universitaire (l’actuel président de la Harvard Business School notamment est d’origine indienne : Nitin Nohria). Cette diaspora d’une élite intellectuelle contribue à créer une image positive de l’Inde et par sa présence active sur les médias sociaux, particulièrement lorsqu’il s’agit de débattre de questions liées à l’Inde, elle exerce une influence disproportionnée dans la perception de l’Inde sur la scène internationale. La diaspora indienne, qui trouve sa source dans l’impérialisme et notamment le besoin de main d’œuvre de l’économie anglaise après la Seconde Guerre mondiale correspond à la fois à une émigration populaire, celles des travailleurs qui s’exilent sur les chantiers du Moyen-Orient et à une émigration d’élite, celle des cerveaux, que le gouvernement indien a longtemps qualifié de fuite alors que la classe moyenne et supérieure indienne envoyait dès qu’elle le pouvait ses enfants étudier au Royaume-Uni ou aux États Unis. Aujourd’hui pourtant, les pouvoirs publics indiens parlent plutôt de « circulation des cerveaux » et par une politique de citoyenneté favorable – qui a permis notamment la création d’une « citoyenneté d’outremer »(2) encouragent le retour de ces enfants perdus. Quel que soit son niveau social cependant, cette diaspora se caractérise par le maintien des liens communautaires, l’entretien d’un collectif culturel via les festivals, la consommation de musique ou de cinéma qui font perdurer le sentiment d’attachement à la patrie d’origine.
 
Daya Kishan Thussu est d’ailleurs lui-même un enfant de cette diaspora. En cela, il est caractéristique lui aussi d’une certaine vision fantasmée de l’Inde – et ce en dépit de la rigueur académique indéniable de son ouvrage. C’est une tendance courante parmi les membres de la diaspora, ou même parmi les plus éduqués de la population indienne, de relever longuement les atouts de l’Inde, les apports par ailleurs indéniables que sa civilisation a amené dans l’histoire, comme l’invention du nombre zéro, une information que les Indiens aiment à rappeler à leurs visiteurs étrangers. Cette tendance est peut-être révélatrice d’une certaine frustration, alors que l’Inde ne semble toujours pas occuper sur la scène internationale un rôle proportionnel à son importance. On retrouve souvent chez ces enfants de la diaspora une vision idyllique de la patrie d’origine.
 On retrouve souvent chez ces enfants de la diaspora une vision idyllique de la patrie d’origine.  
Un écueil que n’évite pas Thussu lorsqu’il évoque par exemple le pacifisme légendaire de l’Inde – une information que dément trop souvent l’actualité alors que les conflits avec le Pakistan et la Chine ne se sont jamais vraiment apaisés, que l’armée indienne est avec 1,3 million de soldats la troisième armée au monde et que l’Inde ne cesse de renforcer son arsenal nucléaire. Ou encore lorsqu’il parle de la tolérance indienne légendaire, qui pourrait selon lui contribuer à faire évoluer la vision de l’Islam trop souvent assimilé au risque terroriste depuis les attentats de 2002. C’est sans compter la montée du nationalisme, comme démontré par la victoire du parti ultra-nationaliste hindou aux dernières législatives et la nomination de Narendra Modi (ci-contre) à la tête du pays. Il existe indéniablement en Inde une montée du communautarisme et du sentiment anti-musulman. D’autre part, Thussu vante l’extraordinaire liberté dont jouissent les intellectuels indiens. C’est oublier un peu vite la censure, dont la dernière illustration est la confirmation par la police du Mharashtra que « liker » sur les réseaux sociaux des contenus controversés – c’est-à-dire susceptibles d’offenser les convictions historiques, religieuses, politiques – était bien passible de prison. Il n’en reste pas moins vrai que dans de nombreux domaines culturels, que ce soit le monde des médias, le monde universitaire, la culture populaire, il existe une présence indienne à l’international et que celle-ci se renforce. Faut-il pour autant parler de soft power au sens où l’entendait Joseph Nye ? Le soft power indien va-t-il vraiment détrôner le soft power américain ? En l’absence d’une véritable politique publique visant à l’exploiter, et alors que le gouvernement indien est confronté à des enjeux gigantesques dans ses frontières intérieures, l’ouvrage de Daya Kishan Thussu prend parfois des allures de plaidoyer.
 
À lire également :
Vajiu Naravane, « L’Inde et le soft power », E-dossier de l’audiovisuel, septembre 2011
Uma Purushothaman, « Les sources du soft power en Inde », E-dossier de l’audiovisuel, septembre 2011
 
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Crédits photo :
Joseph Nye (Chatham House / Flickr)
(1)

Une star de Bollywood. 

(2)

Statut de overseas citizen qui permet aux Indiens de la diaspora ayant adopté la nationalité étrangère de bénéficier des mêmes avantages que les citoyens indiens à l’exception du droit de vote. 

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