Le coût pour l’internaute
La gratuité est un leurre pour les internautes. « Pour les biens culturels, ils payent déjà beaucoup de choses : l’ordinateur, la connexion Internet, etc. » estime Guillaume Sire. Ainsi, les jeunes générations ont pris l’habitude d’intégrer dans leur budget loisirs l’achat d’équipements de marque, souvent onéreux. Les auteurs donnent l’exemple d’Apple, qui réalisait 92 % de son chiffre d’affaires grâce à la vente de matériel au premier semestre de 2014, iTunes représentant donc une faible partie de ses revenus. « Bien que les activités culturelles constituent un des usages majeurs d’Internet, les dépenses des ménages se concentrent non pas sur l’acquisition de contenus, mais sur le matériel et les services qui leur permettent d’y accéder. » concluent Joëlle Farchy, Cécile Méadel et Guillaume Sire.
Outre le pouvoir d’achat, le travail des consommateurs intéresse également les entreprises du numérique. Les sites de comparaison d’hôtels ou de voyages reposent en partie sur les commentaires et notations bénévoles de leurs usagers. Dans les jeux vidéo, les studios donnent maintenant accès à leur moteur graphique pour que les joueurs puissent créer
leurs propres niveaux de jeux. Pour les auteurs, les internautes « pollinisent » le secteur des industries culturelles.
L’user-generated content (contenu généré par l’utilisateur) devient un levier du modèle économique des éditeurs de contenus, remettant en question la notion de droit d’auteur, mais également du statut d’artiste.
Les dépenses des ménages ne se concentrent pas sur l’acquisition de contenus, mais sur le matériel et les services qui leur permettent d’y accéder.
Un autre coût, nettement moins tangible pour l’utilisateur, est la monétisation de ses données personnelles (goûts, habitudes) en échange de biens ou services gratuits. L’objectif pour des entreprises comme Google est de proposer des publicités ciblées. Dominique Maniez, enseignant à l’Enssib, parle de
prostitution informationnelle : « Imaginez-vous un système où le facteur ouvre votre courrier avant de le déposer dans votre boîte aux lettres et glisse ensuite quelques publicités ciblées en fonction du contenu des lettres que vous avez reçues ? ». Les internautes, de plus en plus conscients de perdre leur vie privée, désapprouvent ce type de transactions. Selon une étude réalisée par Publicis ETO en 2015, 78 % des Français indiquent être dérangés par ces méthodes marketing intrusives.
Dans une tribune publiée en juin 2015, une contributrice au
New York Times, Zeynep Tufekci, implorait Facebook de la laisser payer pour son service plutôt que d’exploiter ses données personnelles.
Comme le soulignent les trois chercheurs, les internautes se montrent prêts à payer, sous certaines conditions : Kevin Kelly énumère huit qualités génératrices de valeur, qui permettent aux acteurs culturels du web de légitimer la non gratuité de leur bien ou service, tel que la confiance, l’immédiateté ou l’accessibilité, dans un article intitulé
Meilleur que le gratuit. De nombreux exemples montrent ainsi que les consommateurs sont prêts à payer pour une meilleure expérience utilisateur. Les utilisateurs premiums de Megaupload (aujourd’hui Mega) peuvent télécharger immédiatement des fichiers, à l’inverse des usagers gratuits, qui subissent des temps d’attente. Les auteurs notent d’ailleurs que ces types de services ont tendance à abuser de la publicité pour justifier l’achat d’un compte premium sans encarts publicitaires. Finalement, l’internaute paye l’accès gratuit à une œuvre culturelle par une expérience utilisateur volontairement détériorée, ou moins soignée.
En dressant un portrait complet des acteurs et modèles économiques présents sur le marché des biens culturels en ligne, La gratuité à quel prix ? pointe le problème crucial du partage de la valeur entre des acteurs comme Google, Apple ou Amazon et les créateurs de contenus. Toutefois, les chercheurs ne donnent pas de solutions concrètes à l’inégale répartition des revenus. En effet, il est très complexe d’estimer précisément la somme des externalités positives perçues par les acteurs du web, grâce à la présence en ligne de bien culturels. Selon les trois auteurs, « Il est extrêmement difficile d’en quantifier les effets dans la perspective de déterminer une assiette de rémunération crédible et d’opérer les transferts adéquats. ». Ainsi, si l’État mettait en place une régulation publique, celle-ci pourrait-elle reposer sur autre chose qu’un arbitrage politique ?