Comment chaînes de radio et de télévision composent leurs plateaux en pleine pandémie de Covid-19
Assurer la présence d’un ou plusieurs invités dans une émission en pleine crise sanitaire, qui impose de reconstituer un réseau de personnalités expertes, est loin d’être aisé. C’est le rôle des programmateurs, attachés de production et autres producers. Plongée dans le quotidien de celles et ceux dont le travail est aussi essentiel que méconnu.
À la télévision, à la radio, dans les émissions et sur les chaînes d’information en continu, les invités sont partout : pour faire des déclarations, témoigner, commenter ou analyser l’actualité. Leur présence en plateau tient au travail de longue haleine des programmateurs et programmatrices — parfois appelés « attachés de production » en radio et producer à la télévision —, aux statut et tâches variables d’un média à l’autre.
Parmi leurs nombreuses missions : se tenir continuellement informé, connaître sur le bout des doigts l’actualité des semaines à venir, suggérer des sujets et des angles en conférence de rédaction, trouver de bons interlocuteurs, réaliser des pré-interviews. Parfois, ils sont aussi amenés à rédiger des fiches pour les présentateurs et présentatrices, ou réaliser le montage final d’un reportage. « On ne s’arrête jamais », plaisante Lucas Briot, producer principalement pour l’émission dominicale BFM Politique, présentée en direct et en public par Apolline de Malherbe. Si ce métier demande une grande flexibilité et une solide capacité d’adaptation, la pandémie de Covid-19 met à rude épreuve cette exigence.
« Avec le Covid-19, nous avons peu de visibilité »
Alors que le nouveau coronavirus SARS-CoV-2 est le sujet central des médias depuis maintenant deux mois, le principal challenge des programmateurs et programmatrices est de renouveler « les têtes » de leurs plateaux, rarement fréquentés par les infectiologues et autres urgentistes. « Nous n’invitons pas que des scientifiques, mais aussi des historiens, géographes ou sociologues », relate Elisa Bondarenko, programmatrice pour l’émission C Politique (France 5). Pour les médias, le rythme est intense : en moyenne « une trentaine d’invités par jour » pour la radio France Info, comme l’expliquait le directeur adjoint de la rédaction, Richard Place, début mai au micro de la médiatrice de Radio France.
Là où auparavant les programmateurs pouvaient prévoir les invités quelques semaines à l’avance, le coronavirus contraint à moins de visibilité. « Il nous est impossible de penser les invités au-delà de deux ou trois jours », commente Mathieu Sarda, responsable de la programmation de la matinale de France Inter, la plus écoutée de France. Avec une équipe de quatre personnes, il coordonne aussi les programmations du Grand face à face et de Questions politiques.
« En ce moment, la personne à « avoir » est Jean-François Delfraissy », certifie Lucas Briot. Mi-avril, le président du Conseil scientifique sur le Covid-19 était sur BFM TV. « J’ai insisté tous les jours pendant une semaine », confie le producer. Depuis le début de la crise du Covid-19, il écrit quotidiennement à au moins un membre du conseil scientifique : la ténacité est une compétence cruciale du métier. Le 30 avril, la chaîne a reçu en exclusivité le docteur controversé Didier Raoult : un « gros coup » dont les coulisses restent tenues secrètes.
Chez C dans l’air (France 5), deux invités sont présents en plateau, deux autres via Skype
Les chaînes assurent respecter les gestes barrières en plateau, et ont réduit le nombre d’invités présents, au profit d’appels vidéo. C Politique se déroule entièrement par appels vidéo, l’émission est plus courte et enregistrée le vendredi au lieu d’être diffusée en direct le dimanche. « Nous devons gérer de nouvelles contraintes : il ne s’agit plus de déplacement et de disponibilité, mais de bonne connexion à Internet », explique Elisa Bondarenko.
Chez C dans l’air (France 5), deux invités sont présents en plateau, deux autres via Skype. « Cela permet de recevoir des personnes en régions, en Suisse et même aux États-Unis », se réjouit une programmatrice, qui espère que les appels vidéo se poursuivront après le confinement pour continuer à varier les profils. Chez BFM TV, « certains se déplacent pour davantage de visibilité, mais beaucoup ne veulent pas : nous ne forçons la main à personne », fait valoir Lucas Briot. Le Covid-19 a également modifié la nature de ses relations avec les potentiels invités. « D’ordinaire, en cas d’indisponibilité, je relance et propose un autre créneau. Là, si je sens qu’un soignant n’est pas motivé, je n’insiste pas. »
Sur France Inter, On n’arrête pas l’éco s’est interrompue durant le premier mois du confinement. Valentin Pérez, attaché de production pour l’émission, a été déplacé pour prêter main forte au Téléphone sonne, de 18 h à 20 h. Depuis, l’hebdomadaire d’Alexandra Bensaïd a repris sous un format différent : deux heures d’antenne au lieu de 45 minutes et quatre invités au lieu d’un. La rubrique concernant le droit du travail a été repensée et allongée. « Désormais, nous prenons des auditeurs durant 30 minutes. Je m’occupe de recevoir les appels, de leur poser quelques questions, puis de les envoyer à l’antenne », détaille Valentin Pérez.
En édition spéciale, « la parité en prend un coup »
Au moment de monter les plateaux, programmateurs et programmatrices essaient de respecter certains critères. Imposée par les chaînes, la parité — ou plutôt mixité — est le premier d’entre eux. « Actuellement, nous voyons que les chefs de services du monde médical sont presque tous des hommes. Il est plus difficile de trouver des femmes, mais nous devons faire cet effort », insiste Lucas Briot pour BFM TV. Le même problème est rencontré par Valentin Pérez, d’On n’arrête pas l’éco. Si la parité totale n’est pas toujours atteinte, les personnes interrogées affirment qu’elles ne proposent jamais de plateau 100 % masculin.
Pourtant, « la crise [du Covid-19] a exacerbé de façon dramatique le sexisme des médias », déplore le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans un communiqué publié en ligne le 6 mai, il dénonce une « parole quasi exclusivement masculine » alors que « 80% du personnel soignant des hôpitaux sont des femmes ». Pour pallier cela, l’autorité recommande notamment « sans délai » au CSA de rendre « obligatoire, pendant la période de crise […], le décompte spécifique des femmes et des hommes par les chaines de radio et de télévision pour [les programmes d’information, de débats ou de savoir] et le recours à 40% d’expertes sur ces plateaux .
En édition spéciale, « la parité en prend un coup », constate avec amertume Charlotte Mattout, journaliste à Washington après avoir été chargée de programme à la radio France Info pendant près de dix ans. « Nous avons moins de numéros d’expertes que d’experts : dans l’urgence, il est plus facile de caler un homme qu’une femme, même en faisant le maximum », déplore-t-elle. D’ordinaire, le temps de parole des hommes et des femmes dans les médias audiovisuels est aussi déséquilibré : de l’ordre de un tiers / deux tiers à la radio comme à la TV, selon une étude publiée en mars 2019 parLa Revue des médias. Sur les chaînes de télévision privées, les femmes parlent moins aux heures de forte audience, est-il aussi révélé.
Côté France Info, « il n’y a presque que des programmatrices : nous avons été attentives à la parité avant qu’elle ne soit institutionnalisée », relate Charlotte Mattout. « À la matinale, nous abordons tous les sujets, ce qui facilite la parité », défend Mathieu Sarda pour France Inter. Pourtant, la part de femmes parmi les invités des matinales de radio n’est passé que de 19,8 % à 22,3 % entre les saisons 2006-2007 et 2016-2017, d’après une autre étude de La Revue des médias publiée en juin 2019.
Sur la décennie étudiée par La Revue des médias en juin, les hommes constituent en moyenne près de 80 % des invités, et ce quel que soit le moment de la semaine (week-end compris) ou la période de l’année (la grille d’été ne fait pas figure d’exception). Ces résultats sont à interpréter comme des indicateurs de tendances.
En presque quinze ans de métier, Mathieu Sarda a vu la parité gagner du terrain sur les plateaux radio et télé. L’étude parue dans La Revue des médias pointait en effet une augmentation du temps de parole des femmes à la radio (+ 9,3 points entre 2001 et 2018) et à la télévision (+ 4,7 points entre 2010 et 2018). Après avoir constaté la défiance des « gilets jaunes » dans les médias, France Inter essaie également de laisser plus de place aux témoignages des Français et Françaises, confie-t-il.
« Nous sommes le sas avant le plateau »
— Lucas Briot, programmateur chez BFM TV
Les personnes interrogées dans le cadre de cet article affirment aussi proposer de nouveaux invités, non habitués des médias. « Chez C dans l’air, nous essayons de faire 50-50. Nos téléspectateurs sont rassurés en retrouvant des visages familiers et cela permet de faire monter des paroles nouvelles », commente une programmatrice. Chez BFM TV, « les habitués sont par définition des « bons clients », mais nous essayons de ne pas tomber dans la facilité », indique Lucas Briot. Pour On n’arrête pas l’éco, sur France Inter, « l’idée est [au contraire] d’avoir un invité un peu connu, car c’est le personnage central de l’émission, la tête d’affiche », défend Valentin Pérez.
Automatiquement, programmateurs et programmatrices réalisent des « pré-interviews » pour se renseigner sur ce que leurs potentiels invités auraient à dire sur le sujet. « Leurs retours nous aident à construire les émissions », souligne Elisa Bondarenko. Pour les personnes novices, il faut prendre le temps de discuter pour s’assurer que leur propos est clair, pédagogue et que l’invité n’essaie pas d’imposer sa vision des choses. « Nous sommes le sas avant le plateau », plaisante Lucas Briot en soulignant la responsabilité des programmateurs. « Il arrive parfois que le trac saisisse les invités et que le propos soit moins fluide, cela fait partie des aléas. »
« Attraper le gros poisson »
Pour les chaînes d’information en continu comme pour les magazines, suivre l’actualité est primordial. La course est effrénée pour « attraper le gros poisson » et « dénicher la pépite » : une « partie de chasse », disent-ils. « Si le Goncourt vient de tomber, le « gros poisson » est la personne qui vient de recevoir le prix », illustre Charlotte Mattout. La réactivité est une compétence clé du métier : « On peut changer le plateau à 16 heures alors que l’émission commence à 17 h 30 », appuie une programmatrice de C dans l’air.
Coup de fil sur coup de fil, il faut fouiller parmi des milliers de contacts scrupuleusement rangés par thématiques pour joindre le plus vite possible, et idéalement en premier, la personne souhaitée. « Un bon programmateur a un carnet d’adresse fourni. Pour la matinale, on doit pouvoir contacter n’importe qui en moins d’une heure », affirme Mathieu Sarda. Une fois l’invité au bout du fil, il faut dégainer ses meilleurs arguments : grosse audience, prestige du service public, absence de polémique garantie, temps d’antenne consacré, prise de hauteur, notoriété des journalistes en plateau… « Nous mettons toute notre force pour convaincre ! », lance Charlotte Mattout.
« Si un évènement survient à 23 heures, on sollicite immédiatement des invités »
— Mathieu Sarda, responsable de la programmation, France Inter
Pour une actualité importante, les intervenants phares « font » plusieurs médias. « Le jeu est de l’avoir en premier, ou le plus longtemps », explique Lucas Briot. Cette rude bataille ne leur permet que rarement de décrocher. « Si un évènement survient à 23 heures, l’équipe de programmation sollicite immédiatement des invités, sinon les plus pertinents seront [déjà] pris », insiste Mathieu Sarda.
En dehors des « rares moments sans actualité brûlante », fait remarquer Charlotte Mattout, , les invités sont « pré-calés » dans la mesure du possible. En conférence de rédaction, chacun et chacune des programmateurs, présentateurs et directeurs de l’information s’entendent quotidiennement pour planifier les sujets à venir. Les dates des prévisions (sorties littéraires, cinématographiques, examen d’un projet de loi ou sommets internationaux) sont soigneusement annotées. Pour ne pas se faire doubler par un concurrent, il est capital de lancer les invitations en premier. « Nous contactons les potentiels intervenants sans rien fixer définitivement. Nous avançons sur plusieurs plateaux en attendant de savoir lequel sera retenu », expose Elisa Bondarenko.
Programmateurs et programmatrices s’adaptent aux différents rythmes : un invité « culture » peut être calé plusieurs semaines ou mois à l’avance, une personnalité politique, seulement quelques jours. « Quoique nous calions en amont, nous questionnons toujours la pertinence de nos invités du lendemain au regard de l’actualité », assure Mathieu Sarda. En cas de changement de programme, il faut décommander poliment l’invité initialement prévu. « C’est important de prendre le temps d’expliquer. L’annulation peut même finir par créer une complicité avec la personne, que l’on pourra réinviter », glisse Elisa Bondarenko. Parfois, cela se fait d’un commun accord. Le 19 mars 2012 au matin, Martine Aubry est programmée dans la matinale de France Inter quand Mohamed Merah ouvre le feu sur une école juive de Toulouse. « Nous nous sommes appelés, il était évident qu’elle n’allait pas venir, ce n’était plus du tout approprié », se souvient Mathieu Sarda. À la place, France Inter lance une édition spéciale.
« Un travail de fourmi » aux conditions difficiles
Chez France Inter, les derniers passages notables sont, entre autres, ceux de l’ancienne ministre de la Justice, Christiane Taubira ou de l’avocat et écrivain François Sureau, fruits d’un long travail au corps, s’enorgueillit Mathieu Sarda. En septembre 2019, la matinale avait reçu, à distance, le lanceur d’alerte Edward Snowden, à l’occasion de la parution en France de son autobiographie (Mémoire vive, Seuil). Une première qui restera dans l’histoire de la chaîne.
Pour persuader, il « faut être régulièrement présent dans la tête de l’invité convoité, cela montre qu’on le veut vraiment. C’est un travail de fourmi, mais qui peut être payant », soutient Lucas Briot. En politique ou en culture par exemple, « les personnalités attendent le moment opportun pour faire une apparition médiatique, il faut être patient.». Appeler, discuter, inviter, relancer, aller à des conférences, inaugurations ou avant-premières pour se croiser et essayer de convaincre en quelques secondes. « Même en vacances, je reste proche de mon téléphone, il faut garder le lien », admet-il.
Malgré l’énergie constamment déployée, ces travailleurs et travailleuses de l’ombre déplorent leur conditions de travail : peu de jours de congés, des contrats à renouveler régulièrement… En dix ans de carrière, Lucas Briot a travaillé pour Europe 1, RTL avant d’atterrir chez BFM TV. Il assure totaliser plus d’une vingtaine de contrats sur cette période. « Nous ne faisons cela ni pour la reconnaissance ni pour l’argent », sourit-il.
Chez Radio France, les attachés de production et programmateurs ne sont pas considérés comme des journalistes, malgré leur combat. En janvier 2018, une grève s’est soldée par une modification du statut de certains « attachés de production » en « chargés de programmes », une évolution que Charlotte Matout juge insuffisante. « Notre travail est de proposer des angles, « caster » et dénicher de bons intervenants d’un point de vue éditorial et sur la forme, effectuer les pré-interviews qui servent de base au présentateur, avoir une capacité de réaction et d’autonomie pendant les émissions spéciales… Bref d’être journaliste ! », défend-elle.
Dans le cœur de leur travail, comme dans les conditions de son exercice, programmatrices et programmateurs doivent s’adapter : une habitude pour celles et ceux dont le métier est « hybride », et qui se comparent parfois à des « couteaux-suisses ».