Illustration représentant un avocat en robe dans plusieurs médias

Si la robe de l'avocat a peu changé, le support de publication des médias a évolué au fil du temps.

© Crédits photo : La Revue des médias. Illustration : Johanne Licard.

Médiatisation de la justice : la lente construction d'un fragile équilibre

Quelle place pour la justice dans les médias ? Et quel rôle pour les médias dans la justice ? Retour historique sur la relation entre ces deux acteurs.

Temps de lecture : 9 min

D’un côté les acteurs de la justice, de l’autre ceux des médias, au centre la sphère « médiatico-judiciaire ». Poussé par la popularité grandissante du livre et du journal — premiers médias modernes — et les interactions réciproques entre ces acteurs, cet espace fait son apparition au XVIIIe siècle. Déjà, à l’époque, les médias s’intéressent, chacun à sa manière, aux affaires judiciaires pour rendre compte au public du déroulement des enquêtes, des instructions et des procès. Le cas échéant, ils mettent en cause le fonctionnement de la justice pour critiquer les jugements et dénoncer des erreurs judiciaires, comme le fît Voltaire dans une série d’affaires célèbres.

Face à cette surveillance et à la pression d’une opinion publique naissante, la justice était appelée à réprimer tous ceux qui revendiquaient leur liberté d’expression et défiaient la censure à laquelle les publications étaient assujetties. La Révolution met fin à ce régime et conçoit la presse, pendant la courte période d’effervescence révolutionnaire, comme un instrument nécessaire au contrôle démocratique des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Les régimes, pour l’essentiel autoritaires, qui se succèdent ensuite jusqu’à la IIIe République, lui ont refusé ce rôle. Et l’ont soumise à une tutelle du gouvernement d’intensité variable — très stricte dans les périodes de repli conservateur, plus légère dans leurs phases de libéralisation —, mais ne laissant aux journaux qu’une liberté de critique de portée limitée.

Sous la IIIe République,  la presse a pu pleinement établir son pouvoir de surveillance démocratique sur la justice

Ce n’est qu’avec la IIIe République, et la construction d’une démocratie libérale, que la presse a pu pleinement établir son pouvoir de surveillance démocratique sur la justice. Cette plus forte exigence de transparence contribue au redressement de graves erreurs judiciaires, basculement qu’illustre l’affaire Dreyfus. Parallèlement, la presse est progressivement sortie de cette fonction censoriale, exercée principalement à l’occasion du procès pour se lancer dans des activités d’enquête et d’investigation de plus en plus ambitieuses.

Une justice sous surveillance médiatique à l’intensité grandissante

Après la Révolution, le traitement médiatique des affaires judiciaires a commencé par s’effectuer aux prismes de la chronique judiciaire, de la rubrique des faits divers et de la littérature. Suscitant depuis la création des premières brochures d’information un vif intérêt du public, les crimes et les procès représentent des sujets de prédilection des journaux, dont le traitement a d’abord relevé de deux rubriques spécialisées.

Rendue possible par la publicité des audiences, la chronique judiciaire émerge au début du XIXe siècle. Elle fait du procès la seule arène dans laquelle tous les protagonistes d’une affaire déploient leurs de stratégies de communication sous le regard du public. Laissant de côté la découverte des crimes et leur instruction, elle est exclusivement consacrée aux procès criminels et correctionnels, dont les journalistes retranscrivent fidèlement les débats d’audience. Conçus de façon théâtrale dans le cadre d’un véritable rituel judiciaire (1) , ces débats leur permettent, tout en respectant les exigences d’objectivité, de produire des récits intenses et captivants en les centrant sur les moments les plus sensibles, émouvants ou dramatiques.

À partir des années 1830, se différencie la rubrique des faits divers

À partir des années 1830, se différencie la rubrique des faits divers, qui accorde une place grandissante aux crimes et aux enquêtes policières. Moins contrainte que celle du procès dont le rituel met en jeu l’autorité de la justice, leur présentation est très marquée par la recherche d’un sensationnalisme. Cela permet aux journaux dans leur concurrence pour le contrôle du marché, d’accroître leur lectorat. Les dessins de presse et les caricatures, seules images longtemps disponibles dont sont assortis les articles, confèrent un réalisme propre à frapper les imaginations.

Ces deux rubriques ont procuré la matière première de la médiatisation littéraire de la justice, dans laquelle se sont illustrés les grands romanciers du XIXe siècle, à l’image de Flaubert dans Madame Bovary, qui s’inspire de deux affaires célèbres (Delamare et Lafarge). Il s’agit moins alors de donner une représentation exacte d’une affaire — encore que, par l’imagination, l’écrivain et aujourd’hui le cinéaste, puissent en toucher la vérité et en révéler les ressorts —, que de dévoiler les logiques cachées de son cheminement, dépeindre les dysfonctionnements de l’institution judiciaire, dénoncer l’injustice d’une incrimination ou d’une peine, et souvent de prendre fait et cause pour un accusé indûment condamné ou pour une victime non reconnue dans ses droits.

De nouveaux genres portés par les innovations technologiques

Sous la IIIe République, avec la consécration par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse d’une large liberté d’expression, la magistrature de surveillance opérée par les journaux s’affirme davantage. À la faveur d’innovations technologiques, elle élargit son approche des affaires à de nouveaux aspects. Le développement des moyens de transports et de communication (télégraphe et téléphone) s’accompagne de la spécialisation de reporters. Se rendant sur place, ils suivent les enquêtes sur les crimes spectaculaires, et leurs reportages font la Une des journaux, relatant aussi longtemps que possible les péripéties et rebondissements. L’invention de la photographie permet, quant à elle, aux journaux de faire suivre les enquêtes et les procès par des reporters photographes. À travers à ces illustrations qui rendent plus vivants encore les articles, la presse spécialisée améliore sa mise en images de la justice.

Se mêlant à l’enquête judiciaire, les plus audacieux reporters faits-diversiers conduisent leurs propres investigations, se renseignent auprès des policiers, cherchent des témoins et mobilisent, au besoin, des indicateurs afin d’avoir la primeur des informations. C’est dans le sillage du journalisme de reportage, que naît ensuite dans les années 1970 un journalisme d’investigation plus incisif. Son ambition ? Révéler des scandales — essentiellement politico-financiers —, provoquer l’ouverture d’enquêtes judiciaires et les faire autant que possible avancer, lorsque le gouvernement utilise les moyens dont il dispose dans la procédure judiciaire pour les entraver.

Se présentant comme les « chiens de garde de la démocratie »(2) , les défenseurs de la morale publique, ces journalistes prétendent incarner une nouvelle forme d’excellence professionnelle. Ils ont noué des relations étroites avec les membres d’une magistrature de plus en plus professionnalisée, soucieuse que soient jugées ces affaires, comme cela a été le cas pour l’affaire Urba (financement occulte du Parti socialiste, affaire des HLM de Paris, affaire des emplois fictifs de la ville de Paris). Entravés dans leurs enquêtes, des magistrats et des policiers ont ainsi laissé filtrer des éléments d’instructions dont la publication permettait, par le scandale provoqué, de surmonter les blocages. Au terme de cette évolution, il n’est pas rare que les journalistes bénéficient dans certains dossiers en temps réel des mêmes informations que les enquêteurs et qu’elles soient presque instantanément diffusées, au risque de provoquer, dans la course à l’audience, un emballement médiatique (affaire Bettencourt ou plus récemment le cas de Xavier Dupont de Ligonnès).

La différenciation de cette surveillance médiatique de la justice n’est pas sans perturber le fonctionnement de cette dernière. Si son autonomie et les principes sur lesquels elle repose n’ont pas été remis en cause ou affectés, c’est que, par touches successives, une réglementation a été adoptée pour limiter les perturbations induites par l’activité médiatique.

La régulation de la surveillance médiatique

Si les logiques d’action et les finalités de la justice et des médias peuvent converger dans le traitement de certaines affaires, elles sont, au fond, très différentes. La justice est en effet soumise à un ensemble de mécanismes de fonctionnement, destinés à établir la vérité judiciaire et à rendre des décisions justes que les activités des médias peuvent malencontreusement perturber. Elle est aussi attachée au respect d’un ensemble de droits reconnus aux justiciables dans les procédures judiciaires que ces mêmes médias peuvent, à certains égards, bafouer.

La publicité de la justice comporte classiquement d’importantes restrictions nécessaires. D’une part à la réalisation des investigations, qui suivent un rythme lent, essentiel à l’établissement des faits, à leur vérification et à leur analyse contradictoire, d’autre part la protection d’intérêts légitimes (prononcer le huis clos ; interdiction de diffuser la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit ; défense de rendre compte de certains procès, des délibérations intérieures des jurys, des cours et des tribunaux, de diffuser des informations sur l’identité de certains mineurs…).

Les troubles provoqués par la présence de trop nombreuses caméras dans le prétoire et le souci de préserver le procès de pressions externes de l’opinion publique ont conduit à leur en interdire l’accès. La loi du 6 décembre 1954 défend ainsi d’enregistrer les audiences par des procédés audiovisuels. Une exception a néanmoins été prévue par la loi du 11 juillet 1985 sur la constitution d’archives audiovisuelles lorsque cet « enregistrement présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice », mais sa diffusion est soumise à autorisation.

Plus récemment, la loi du 15 juin 2000, à la suite du procès de l’avalanche de la crête du Lauzet au cours duquel la télévision avait montré le guide traverser le palais de justice menotté et encadré par des gendarmes, a prescrit de ne pas montrer sans l’accord de l’intéressé l’image, avant condamnation, d’une personne menottée ou entravée ou que l’on place en détention provisoire afin de renforcer la protection de la présomption d’innocence. L’encadrement de l’intervention des médias lors des procès et la proscription de la diffusion de certaines images et informations a été complétée par l’organisation de la communication des autorités judiciaires. Le procureur peut ainsi informer le public sur les faits tels qu’ils ressortent du dossier au moment considéré de l’instruction et évitera propagation de rumeurs et les atteintes à la présomption d’innocence.

Si ces règles permettent de sauvegarder — jusqu’à un certain point dans le fonctionnement de la justice elle-même — les principes essentiels du procès pénal en le mettant à l’abri des médias, elles n’en garantissent pas le respect dans le traitement médiatique des affaires. En empêchant la médiatisation audiovisuelle de l’audience, elles ont converti les salles des pas perdus en des scènes médiatiques dans les affaires sensibles (comme le récent procès Balkani), sur lesquelles se produisent les acteurs du procès.

Le procès Balkany s'achève sur la défense chaotique de Dupond-Moretti. Crédits : Le HuffPost, via Youtube.

Alors que les magistrats se montraient réservés à l’égard des médias, ils sont nombreux aujourd’hui à écrire dans les journaux, répondre aux journalistes, intervenir dans les émissions de radio et de télévision, participer à des débats, tenir un blog. Quant aux avocats, ils s’efforcent de servir les intérêts de leurs clients, investissant les différentes scènes médiatiques, où ils poursuivent leurs plaidoiries, et communiquant des informations plus ou moins confidentielles aux journalistes.

Ces changements comportementaux entraînent une « délocalisation de la justice dans les médias » et un brouillage des rôles entre avocats, magistrats et journalistes qui accroît les risques de violation médiatique du secret de l’instruction, du principe de la présomption d’innocence et des droits de la défense. Ils aboutissent parfois à des traitements qui constituent de véritables « lynchages médiatiques »(3) , dans lesquels les médias, s’érigeant en justiciers, portent par une publicité négative une atteinte délibérée à la réputation d’une personne. Quels que soient ses mérites, la régulation de la médiatisation de la justice n’a pas contrarié l’instauration de cette forme de justice médiatique. Dans la course à l’audience et au sensationnel, celle-ci reste prompte à s’affranchir des principes de prudence les plus élémentaires et des règles les plus rudimentaires du procès équitable dont témoignent dramatiquement les dérives de l’affaire Villemin et plus récemment celles de l’affaire d’Outreau.

    (1)

    POIRMEUR, Yves. Justice et médias. LGDJ, 2012, p. 53-65 ; CHAUVAUD, Frédéric. La chair des prétoires, PUR, 2010, p. 64 et s.

    (2)

    L’expression a été introduite réseaux sociaux sur Internet) ont multiplié les scènes aux propriétés différenciées sur lesquelles les professionnels de l’information peuvent présenter leurs travaux et faire leurs commentaires, en se soumettant naturellement aux contraintes de formats y prévalant.

    (3)

    BILGER, Philippe. Le droit peut-il empêcher le lynchage médiatique ?, Panoramiques, n° 35, 1988, p. 26 et s.

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