Photographie d'une personne retranscrivant des propos enregistrés sur un enregistreur vocal.

Photographie d'illustration. 

© Crédits photo : Andrey Cherkasov / iStock.

Comment l'AFP traite des affaires judiciaires

En tant que journaliste, écrire ou parler d'affaires judiciaires en cours se révèle bien souvent un exercice périlleux.  Procédure judiciaire, champ lexical, anonymat des témoins et des victimes, Annie Thomas, rédactrice en chef France au sein de l'AFP, explique comment l'Agence France-Presse traite de la justice. 

Temps de lecture : 7 min
Annie Thomas est rédactrice en chef France au sein de l’agence France-Presse. Parmi ses fonctions passées, elle a notamment couvert la justice au sein du service des Informations générales, dont elle a assuré la direction pendant trois ans et demi.

Combien de journalistes suivent l’actualité judiciaire au sein de l’agence France-Presse ?

Annie Thomas : Tout le réseau AFP en France (et au-delà) est amené à écrire sur des procès, nous n'envoyons pas forcément des spécialistes. Huit personnes se consacrent à la thématique « Justice » : trois basées au siège, qui s'occupent de procès mais aussi de toutes les affaires de chancellerie, prison, procédure pénale, loi et projet de loi ; quatre basées au Palais de Justice, chargées de suivre les enquêtes : de l'ouverture de l'enquête jusqu'au renvoi en procès avec les sources avocat, parquet et autres ; et une dernière personne dédiée uniquement aux procès et audiencement (l'activité du Palais, les choses à venir, les audiences). Il s’agit plutôt de procès courts, la première équipe faisant en général des procès longs, qui nécessitent un suivi quotidien. À cela, s’ajoutent trois autres journalistes qui s'occupent des affaires de police, et sont donc amenés à travailler main dans la main avec le pôle « Justice ».

Comment constituez-vous les dépêches traitant d’affaires judiciaires ou de mises en accusations publiques ?

Annie Thomas : Nous travaillons sur ces affaires comme sur les autres sujets : l'idée est d'avoir toujours des sources et des informations recoupées. Il s’agit soit des sources citables — et citées nommément —, soit de sources proches du dossier ou de l'enquête — des personnes qui parlent de l'affaire mais ne sont pas censées le faire, comme cela arrive souvent dans les affaires police/justice — et dont le contenu des déclarations a été recoupé par une seconde source. 

Nous sommes ensuite amenés à rédiger une information comme n'importe quel journal mais avec des critères AFP plus factuels, parfois plus développées, plus expliqués. Ce sont des articles très classiques dans la construction de l'information : que s’est-il passé ? Où ? Quand ? Avec qui ? Comment ? Nous essayons de répondre autant que possible à ces questions avec des informations sourcées). 

Au sein de l'AFP, les agenciers sont-ils amenés à réaliser leurs propres enquêtes ? 

Annie Thomas : Lorsque cela nous est possible, nous remontons les histoires, creusons lorsque nous trouvons quelque chose. Ce n'est pas forcément spectaculaire, mais nous sortons de bonnes informations, en nous appuyant notamment sur nos enquêtes sur le terrain, nos sources — indispensables en matière  judiciaires —, nous ne voulons pas juste lire le journal et repiquer les informations que l'on y trouve. Mais ces enquêtes ont généralement moins d'impact que les affaires sorties par Mediapart ou Le Canard enchaîné par exemple : l'AFP a moins cette culture de l'investigation longue.

Vous êtes-vous dotés de règles prudentielles pour traiter d’une « affaire » quand elle éclate ?

Annie Thomas : Au sein de l'AFP, il existe différents mémos. L’un d'eux est, par exemple, consacré à la façon de rapporter le nom des personnes impliquées dans des affaires de justice ou des enquêtes. À moins que l'affaire ne soit rendue publique face caméra par les protagonistes eux-mêmes, nous ne donnons aucun nom concernant les mineurs et les victimes d'agression ou d'atteinte sexuelle. C'est une question récurrente, et j'ai été amenée à refaire plusieurs fois ce mémo.

Il y a aussi des circonstances dans lesquelles nous pouvons légalement donner le nom de quelqu'un, mais ne le faisons pas. Internet a fait émerger un débat qui n'existait pas auparavant sur le droit à l'oubli : si une personne est condamnée à une peine « légère », il n'y a pas de raison de la condamner à la vindicte parce qu'elle aura fait une bêtise de jeunesse. En ce sens, nous ne donnons pas le nom des condamnés en comparution immédiate, qui concernent souvent des délits mineurs.

Les histoires de nom sont toujours complexes et nous sommes amenés à revoir au cas par cas comment procéder

Il existe des exceptions : si la personne est connue, explique ce qui lui arrive devant des caméras, etc. De la même façon, nous ne donnons pas les noms des services d'interventions ou occupant des postes sensibles, même lorsqu'ils témoignent à un procès. Les histoires de nom sont toujours complexes et nous sommes amenés à revoir au cas par cas comment procéder.

Nous essayons d'être les mieux informés possible sans mettre en difficulté les personnes qui nous donnent les informations. 

Pour ce qui est des procédures, nous soulignons qu'il est normalement interdit de publier des passages d'ordonnance de renvoi ou d'ordonnance de tribunal correctionnel ou assises. Il est ainsi expliqué comment rédiger sans violer un secret de manière formelle. Il y a des choses que la presse n'est pas censée savoir, mais sait quand même. Il y a donc des sources que l'on ne cite pas — nous essayons d'être les mieux informés possible sans mettre en difficulté les personnes qui nous donnent les informations. 

Ces mémos couvrent-ils également le champ lexical ?

Annie Thomas : Dans les critères des choses à faire et ne pas faire, figurent quels mots employer pour parler d'une décision de tel ou tel tribunal, d'une cour d'appel, d'une cour d'assise. Comment est-ce constitué ? Quelles sont les différentes étapes ? Dans les enquêtes : quel genre d'enquête ? Que ce soit flagrance ou enquête du parquet, en quoi constitue une ouverture d'information judiciaire, etc. 

Les spécialistes de la thématique sont eux-mêmes formateurs. Depuis plus de dix ans, des cessions de formations sont ainsi organisées, à raison de deux à quatre par année. Au cours d’une journée dédiée, un journaliste spécialiste de l’enquête et un journaliste spécialiste des procès expliquent à la dizaine de participants — ils viennent de région ou de services parisiens — comment couvrir un fait divers, l'enquête ouverte sur ce fait divers, une enquête financière ou bien des histoires de terrorisme. Un support de session d’une trentaine de pages est remis à chacun des stagiaires, qui peuvent s'y référer à chaque fois qu'ils ont besoin d'écrire sur le sujet.

Comment traitez-vous des accusations publiques rapportées par d’autres médias, notamment s’agissant des affaires sexuelles dans le contexte post-« MeToo » ?

Annie Thomas : Nous attendons d'avoir du contradictoire : si une personne est mise en cause, nous attendons de lui parler à elle ou à son avocat pour qu'elle donne immédiatement son point de vue. Tant pis si nous sommes « en retard » pour une histoire qui sort dans la presse ou ailleurs. Lorsque l'on ne parvient pas à joindre les concernés, on insiste, on rappelle et si vraiment nous n'y parvenons pas, nous écrivons avoir contacté untel sans réussir à le joindre. C'est quelque chose que nous n'aimons pas faire, il est mieux d'avoir les deux parties (ou leurs avocats) et leur version, ou des gens du parquet dès que l'enquête démarre, pour avoir du contenu « sûr » concernant les procédures. Les personnes lambda ne connaissent pas forcément les procédures.

Combien de temps attendez-vous avant de relayer des informations sans contact direct avec les mis en cause ? 

Annie Thomas : Le temps que l'on s'accorde est variable. Certaines histoires sont rapidement reprises partout, notamment sur les réseaux sociaux — ils changent la donne puisque tout s'y propage très vite. Nos clients attendent que nous leur fournissions une information, notamment sur ce qu'ils lisent partout sur les réseaux sociaux. Nous n'allons donc pas attendre trois jours que la personne mise en cause nous parle. 

Lorsque les personnes sont mises en cause, elles savent que les médias les cherchent, il est donc relativement rare que nous n'arrivions pas à joindre quelqu'un dans un temps court, même si cela arrive parfois. Généralement, les gens ont peur de parler à la presse et leur avocat se retrouve être notre premier interlocuteur. Les choses sont plus simples ensuite.

La prudence ou la fiabilité que l’AFP revendique est-elle plus difficile à tenir aujourd’hui dans le contexte actuel de « libération de la parole », de l’information en continu et des réseaux sociaux), qui donnent un côté toujours plus urgent à l'information.

Annie Thomas : Il est parfois compliqué de faire la part des choses entre une urgence réelle ou perçue comme telle : une histoire peut ainsi paraître « énorme » parce que présente partout sur les réseaux sociaux. Il faut se poser, réfléchir, mesurer l'ampleur de l'information afin de travailler comme nous en avons l'obligation vis-à-vis de clients qui attendent de nous que l'on vérifie des informations et que nous leur donnions des éléments écrits de manière claire et impliquant les personnes concernées. 

Les réseaux sociaux, tout comme en son temps la télévision en continu, exercent une pression et donnent une impression de stress supplémentaire, alors même qu'à l'AFP ça ne change pas a priori énormément de choses. Nous avons toujours travaillé dans l'instant, sans heure de bouclage, comme les radios : on démarre tout de suite et il faut être présent rapidement. Parfois les gens ont l'impression que l'on est très en retard, mais par rapport à quoi ? Nous sommes rarement en avance par rapport aux tweets qui démarrent sur tout et n'importe quoi. Twitter est immédiat, rapide et n'importe qui peut envoyer n'importe quoi. 

Ressentez-vous via les réseaux sociaux une demande plus forte d'impartialité ? 

Annie Thomas : Dans des tas de situation, nous ne sommes plus attendus sur la rapidité mais sur la fiabilité. Nous sommes censés fournir une information vérifiée, qui doit donner confiance aux lecteurs par rapport à l'avalanche d'informations réelles ou totalement fausses capables d'arriver sur une histoire. 

Nous sommes donc d'autant plus désolés lorsque nous commettons une erreur. D’autant plus que la moindre information d'importance est immédiatement reprise par tous nos clients, tous les médias. Cet aspect prescripteur est un phénomène enthousiasmant, dont l'on se rend très compte très vite lorsque l'on débute, mais cela veut aussi dire que l'impact d'une erreur est énorme. 

Lorsque l'on parle d'erreur à l'AFP, on pense à l'annonce de la mort de Martin Bouygues en 2015. Y a-t-il eu d'autres erreurs plus récemment ?

Annie Thomas : Nous nous sommes fait avoir comme tout le monde en donnant l'arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès en Écosse. Nous pensions les sources recoupées, mais elles provenaient finalement toutes du même canal d'information en Écosse qui a induit la police française en erreur. Nous avons donc de nouveau rediscuté des sources : plus une source est éloignée de l'affaire elle-même, de l'endroit où se déroulent les faits et moins on peut la citer sans l'anonymiser, moins elle sera fiable. Nous avons un document très complet consacré au sujet, que nous avons rediffusé dans toute la rédaction. Dans l'urgence d'une histoire, on oublie parfois les fondamentaux, confondant vitesse et précipitation. 

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