L'artiste et le marché : de la création à la valorisation

L'artiste et le marché : de la création à la valorisation

L’économiste Xavier Greffe analyse la condition économique de l’artiste-entreprise, ce créateur en situation de conjuguer lui-même dynamique de densification artistique et mouvement de valorisation économique.

Temps de lecture : 5 min

On apprend beaucoup à considérer les artistes au prisme de la sociologie économique : ils combinent des ressources entre elles afin de créer un produit, cherchent à contrôler ces ressources et souhaitent se prémunir des aléas. Pour l’économiste Xavier Greffe, « l’expression d’artiste-entreprise sera utilisée ici pour traduire l’importance croissante des dimensions économiques accompagnant la création artistique » : gérer des compétences variées, passer des contrats, protéger ses droits, animer des relations et des réseaux afin d’atteindre ses objectifs artistiques et économiques...


Toutes ces activités peuvent être formalisées au sein de structures qui encadrent la création artistique (les majors de l’audiovisuel par exemple), mais sont aussi parfois endossées directement par les créateurs, comme l’illustrent spectaculairement un certain nombre d’artistes plasticiens contemporains (Takashi Murakami, Jeff Koons, Damien Hirst, etc.). Les artistes plus confidentiels sont aussi confrontés aux conditions du marché mondialisé et numérisé, avec ce qu’il représente en termes d’opportunités (médiatisation, accès aux marchés...) et de menaces (copie, piratage...).
 Les artistes sont confrontés aux conditions du marché mondialisé et numérisé. 
Définie classiquement comme « mécanisme d’adaptation rationnelle des moyens aux fins », l’entreprise est, à des degrés divers, un horizon inévitable pour l’artiste d’aujourd’hui, et c’est en ces termes que les adeptes de l’Arts Management(1)cherchent à l’appréhender – courant dont la notion d’artiste-entreprise cherche à se distinguer. Écartée aussi, la notion d’entreprise-critique, qui comprend le rôle croissant du sens et de la culture dans l’économie et incorpore l’artiste au produit dans un objectif de communication. La notion d’artiste-entreprise met au contraire au centre de sa définition la nécessité pour l’artiste « d’assumer lui-même la dualité entre création artistique et innovation économique » qui est au cœur de sa condition. L’entreprise est une « matrice sociale qu’il doit organiser pour pouvoir créer ».

L’auteur aborde l’ouvrage en  établissant une généalogie des conditions de la production artistique, qui permet de montrer que si l’artiste a toujours eu un aspect économique à gérer, sa condition contemporaine est encore plus marquée en ce sens. Une série d’exemples sont développés afin d’illustrer cette généalogie : Albrecht Dürer, Emile Gallé, Walt Disney, Julian Schnabel, etc.
Constatant une autonomisation progressive de l’art par rapport aux sphères religieuses et politiques, Xavier Greffe montre que l’artiste est, depuis Andy Warhol, plus que jamais en contact direct avec le marché.
 L'artiste est, depuis Andy Warhol, plus que jamais en contact direct avec le marché. 
L’artiste devient artiste-entreprise car il se trouve au centre d’un nœud de contrats, et constitue un partenaire économique en soi (qui sous-traite des services, et/ou en revend). Les dynamiques contemporaines (éclatement des lieux de production et de distribution, dématérialisation, « culturalisation généralisée de l’économie ») sont autant de défis qui pèsent sur l’ensemble des activités créatives.

L’artiste-entreprise est ensuite défini comme étant au croisement de deux dynamiques : la dynamique de densification artistique (dont il est le seul maître et juge) et la dynamique de mise en valeur économique (déterminée par plusieurs facteurs, incluant le marché). L’enjeu pour lui est donc de mettre en synergie ces deux dynamiques, dont les rythmes sont totalement désynchronisés : temps long et irrégulier de la maturation artistique, temps court et régulier de la valorisation économique des productions. Deux exemples permettent à l’auteur de déployer cette distinction : les métiers d’art et le design. Les spécificités de chaque secteur interrogent la pertinence des théories de l’Arts Management, qui ne permettent que marginalement de gérer les métiers créatifs.

Xavier Greffe analyse alors les mécanismes de création de la valeur disponibles pour les artistes-entreprises. Dans un contexte de réduction des coûts et des barrières de distribution permise par la révolution numérique, il pointe deux facteurs clés permettant à l’artiste de construire sa notoriété : la reconnaissance et la confiance. La valeur est généralement établie par des marqueurs de reconnaissance, constituant des garanties pour le consommateur, qui, dans le champ culturel, n’est pas toujours en mesure de déterminer la qualité de ce qui lui est offert (un livre est acheté avant d’être lu, une œuvre d’art requiert une culture, voire une expertise, pour être évaluée). Il existe donc plusieurs moyens de construire une relation de confiance. Ce fut d’abord le rôle des critiques, d’apporter leur expertise aux consommateurs soucieux d’être accompagnés dans leur choix. Aujourd’hui, le choix peut être anticipé, en adoptant en amont de la production les mêmes valeurs que le consommateur, ce que permettent les études marketing. Un certain nombre de producteurs de films et de jeux vidéo pratiquent déjà des démarches marketing dites 4C (Consommateur, Cout, Convenance, Communication) afin de mieux coller aux aspirations des consommateurs. On peut aussi associer le consommateur à la production de l’œuvre ou de l’univers culturel (tel que développé par Xavier Greffe dans un long exemple sur l’univers japonais d’Hello Kitty). Enfin, pour créer de la valeur dans un marché global, l’auteur prend en exemple la culture populaire japonaise (« J-Culture ») capable selon lui de toucher le monde entier grâce à des mécanismes d’hybridation (la démarche menée par les japonais de Toi avec Fox pour l’adaptation de Power Rangers au marché américain).

L’artiste-entreprise doit aussi envisager deux grands enjeux : celui de l’attention et celui la liquidité. Dans une économie numérique, l’attention consacrée au produit par le public devient aussi importante que l’acte d’achat, tandis que les mécanismes de financement des productions posent des problèmes de liquidité (des coûts élevés sont déployés avant même que le produit n’atteigne le marché). Ainsi, « la stratégie dite AIDA (Attention Interest Desire Action) associe la création d’une attention, la formation d’un désir et le passage à l’action ». Il découle de ces nouvelles modalités l’apparition de nouveaux modèles économiques plus ou moins pérennes :
-          le modèle libre joue sur la distribution massive du produit et capitalise sur les revenus de la publicité (le modèle du quotidien suédois Métro, ou encore de Google) ;
-           le modèle freemium offre une version bridée du service en libre accès, et propose aux utilisateurs un service payant de meilleure qualité et illimité ;
-           le versioning consiste à décliner un même produit sur un ensemble de supports différents (l’édition vidéo du Seigneur des Anneaux par exemple) ;
-           le windowing revient à limiter l’accès à un produit dans le temps et à répartir cet accès sur des supports différents (c’est le modèle de la chronologie des médias pour le cinéma).

L’artiste doit ainsi constamment trouver des modèles économiques adaptés à son travail afin de valoriser au mieux sa création.
 L’artiste doit ainsi constamment trouver des modèles économiques adaptés à son travail afin de valoriser au mieux sa création. 
Pour résoudre les problèmes de liquidité, Greffe énonce plusieurs solutions : fixer un prix d’appel afin de créer l’habitude d’achat ; proposer des offres d’abonnement afin de stabiliser l’incertitude ; partager le risque entre plusieurs financeurs, et répartir l’investissement sur un portefeuille de produits (ce que font les Sofica par exemple) ; recourir aux banques et aux business angels, au microcrédit et au micromécénat ; enfin, demander des subventions.

Enfin, l’auteur montre que l’organisation adoptée par l’artiste-entreprise (forme juridique, hiérarchie) pour valoriser sa création dépend de l’évolution de sa carrière, de ses contraintes et besoins : « son design vaut gouvernance puisque les ajustements de ses stratégies comme de sa gestion passeront le plus souvent par la redéfinition de ses frontières ». L’artiste-entreprise peut modifier le choix de ses activités (et de celles qu’il sous-traite), celui des talents artistiques mobilisés, et celui des réseaux sur lequel il s’appuie. Cherchant d’abord à créer dans un cadre de « contraintes douces », l’artiste-entreprise peut avoir à institutionnaliser son activité en cas de succès : d’entrepreneur de son propre talent, il doit déléguer cette activité à des agents, managers et intermédiaires qui le contraignent à négocier les termes de cette gestion. La gestion de la propriété intellectuelle est essentielle dans ce système. L’artiste-entreprise doit enfin gérer la diversification et l’expansion de son activité, définir son cœur d’activité, et déterminer quelles ressources mutualiser ou conserver en propre.

Par son approche transversale, l’ouvrage de Xavier Greffe peut dérouter : discourir en même temps des professionnels du cinéma ou du jeu vidéo, des designers et des artistes plasticiens est un exercice difficile, tant ce qui est dit sur l’un ne s’applique pas toujours à l’autre. Il demeure qu’à l’heure de la désintermédiation et de la dématérialisation permises par Internet, les créateurs doivent tous repenser directement leur activité et la distribution de leur travail, et développer des compétences qui leur permettent de comprendre, voire de manipuler, le système socio-économique dans lequel ils inscrivent leur création.
(1)

« Né aux Etats-Unis au cours des années 1960, ce courant de pensée entend montrer comment des organisations artistiques et culturelles, souvent générées au nom d’une logique de projet plutôt que de marché, doivent néanmoins s’adapter aux impératifs économiques », explique Xavier Greffe. 

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