Le cyberespace, une puissante métaphore aux représentations contradictoires
Il n’existe pas de définition universelle du cyberespace. Bien au contraire, il en circule des dizaines qui, pour la plupart, peinent à saisir l’ensemble des dimensions qui le composent et le rendent si unique. Le cyberespace, c’est d’abord et avant tout un espace d’information généré par l’interconnexion globale des systèmes d’information et de communication, dans lequel les données sont créées, stockées et partagées. Le terme désigne à la fois : l’infrastructure physique qui est à la source de cet environnement, à savoir les différents éléments qui composent l’internet — ce réseau planétaire de réseaux informatiques — comme les câbles, les serveurs, les routeurs, les satellites et tous les appareils connectés qui sont ancrés dans le territoire géographique physique et politique ; et l’espace intangible dans lequel circulent les données, l’information et les idées, l’espace où se produisent des interactions entre les individus qui sont derrière leur écran partout dans le monde à une vitesse quasi instantanée.
Mais surtout, au-delà de sa définition technique, le cyberespace est une puissante métaphore qui fait l’objet de représentations contradictoires. Une représentation géopolitique, selon la définition du géographe
Yves Lacoste, est une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes, qui a une fonction dans les conflits géopolitiques. Elle s’appuie sur des faits objectifs mais garde un caractère profondément subjectif. Les représentations ne sont pas neutres, elles influencent comme elles peuvent servir les stratégies des acteurs.
Le concept de cyberespace ne correspond pas à la définition classique d’un territoire en géographie, mais il est la représentation d’un nouvel espace, voire d’un territoire, qui peut varier en fonction des acteurs et sert une fonction dans le cadre de rivalités de pouvoirs. Le concept même de cyberespace est ainsi apparu pour deux raisons contradictoires.
Il est d’abord apparu sous la plume du romancier de science-fiction William Gibson
, qui décrit dans son livre culte
Neuromancer (1984) un espace tridimensionnel d’une « infinie complexité », généré électroniquement, dans lequel ses personnages entrent en se connectant par ordinateur ; une représentation mentale que s’approprieront des générations d’internautes et qui imprègne l’imaginaire des pionniers de l’internet. Elle a inspiré jusqu’à l’architecture même du réseau, conçu dans un esprit d’ouverture, d’autogestion, de liberté des échanges et de l’expression. Fortement décentralisé, dénué de centre, il est pensé pour que l’information puisse toujours circuler, quels que soient les blocages. En 1996, John Perry Barlow, membre fondateur de l’
Electronic Frontier Foundation (EFF), ira jusqu’à publier une «
Déclaration d’indépendance du cyberespace », dans laquelle il affirme que le cyberespace possède sa propre souveraineté et que les lois des gouvernements du monde physique ne s’appliquent pas dans cette « civilisation de l’esprit ». Cette représentation continue d’animer nombre d’hacktivistes, qui combattent toute tentative d’entraver la libre circulation de l’information sur l’internet.
Le cyberespace devient alors un territoire sur lequel il faut faire respecter sa souveraineté, ses lois, ses frontières
Tombé quelque peu en désuétude, le terme cyberespace réapparaît à partir des années 2000, cette fois dans les discours des États, comme une menace pour la sécurité nationale et les intérêts de la nation. Le cyberespace devient alors un territoire à conquérir, à contrôler, à surveiller, à se réapproprier ; un territoire sur lequel il faut faire respecter sa souveraineté, ses lois, ses frontières.
Or, si les frontières sont relativement claires pour l’ancrage physique du cyberespace, elles sont plus complexes à déterminer et plus encore à faire respecter dans l’espace informationnel. La frontière désigne de façon classique la « limite du territoire sur lequel s’exerce la souveraineté nationale », à savoir une « institution établie par des décisions politiques et régie par des textes juridiques ». Mais le terme de frontière est aujourd’hui employé de façon de plus en plus métaphorique, pour caractériser des limites étrangères à celles de l’exercice de la souveraineté nationale (frontières urbaines, disciplinaires, frontière électronique). Les frontières sont d’abord le fruit d’un rapport de force politique qui, à un moment donné, trouve un équilibre. Celles du cyberespace sont extrêmement dynamiques et soumises à de fortes tensions géopolitiques.