Internet : une histoire américaine ?
La conquête du monde immatériel est indissociable de son processus de création. Il ressort de ce principe élémentaire une grille de lecture qui donne au créateur du réseau un avantage déterminant. La naissance du monde immatériel est attribuée aux États-Unis d'Amérique. Au début des années 1960, la révolution informatique instaure une course à l'innovation technologique quasi permanente. Dans le même temps, les risques d'affrontement nucléaire incitent le département de la Défense américain à trouver des parades pour préserver le fonctionnement des communications militaires. Dans un premier temps, une agence dépendant du Pentagone, la Darpa
(Defense Advanced Research Projects Agency) est missionnée pour concevoir un système de communication capable de résister aux effets d'une attaque nucléaire. Cette démarche aboutit en 1968 à la mise en place d’un réseau décentralisé nommé
Arpanet. Son principe repose sur l'interconnexion d'un ensemble d'ordinateurs et sur un nouveau mode de transferts de données
par commutation de paquets
.
Durant ces années de recherche, des liens sont tissés entre le monde militaire et certaines universités qui vont profiter de ces échanges pour créer l'embryon d'un réseau informatique. D'autres équipes mènent des recherches sur des terrains similaires. En France, la Délégation générale à l'informatique
essaie d'imiter la démarche américaine en lançant en 1972 le projet Cyclades. Mais, comme l'explique son initiateur, Louis Pouzin
, les contradictions franco-françaises aboutiront à l'échec de la création d'un internet français. L’administration des PTT (Postes, télégraphes, téléphones) cherchait à développer la téléphonie par des outils technologiques spécifiques. Les groupes industriels à l'image de la CGE (Compagnie générale d’électricité) d'Ambroise Roux restaient focalisés sur leurs propres intérêts et privilégiaient l'acquisition de matériel américain. Quant aux défenseurs d'une politique de souveraineté, ils étaient accaparés par la modernisation de l'appareil industriel français, dénuée de toute anticipation des futurs enjeux stratégiques du monde immatériel
.
Les États-Unis furent très tôt confrontés aux questions stratégiques que posait ce nouvel échiquier. Les risques de pillage technologique par l'URSS et ses pays satellites du Bloc de l'Est légitimèrent le dialogue que l'appareil de Défense et des agences de renseignement telles que la National Security Agency (NSA) ont tissé avec les universités et les entreprises en cours de création dans le secteur des technologies de l'information. Ce lien objectif facilite les échanges d'information entre le monde militaire et civil. Il en découle une sorte d'esprit de connivence qui se traduira par la suite par des synergies durables entre les créateurs de start-up et les garants de la stratégie de puissance américaine concernant le monde immatériel. L'ouverture d'internet et sa fréquentation croissante par toutes les nationalités oblige le Pentagone à créer en 1983 le réseau spécifiquement militaire
Milnet.
Cette dissociation entre les objectifs purement militaires et l'appropriation d'internet par le monde civil conduisent les autorités américaines à reconfigurer leur approche du réseau. À partir de 1977, elles confient sa gestion à une agence civile, la National Science Foundation (NSF), qui doit aider les jeunes universitaires à finaliser des projets de recherche dans le domaine. Le monde militaire conserve un droit de regard important sur la gestion quotidienne d'internet par le biais d'un service de la Darpa, l'Assigned Numbers Authority (IANA).
Les États-Unis ont exercé une mainmise
sur le système par la localisation sur leur territoire de dix des treize serveurs racines mondiaux. Ils ajoutent à cette maîtrise de l’infrastructure du contenant un droit de regard sur l'attribution des adresses IP. Dans un premier temps, il s’agit d’une démarche directe par l’intermédiaire de l’administration fédérale américaine des télécommunications, rattachée au ministère du commerce. Mais la croissance exponentielle des internautes de tous pays a obligé les États-Unis à se faire moins voyants en passant par une démarche plus indirecte pour préserver leur avantage en termes de politique puissance. En 1998, ils créent pour la circonstance une société privée, de droit californien,l’internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann). Cet organisme a un pouvoir d’influence important puisque c’est lui qui attribue les noms de domaine au niveau mondial.
Au début des années 2000, des voix s’élèvent en Europe et en Asie pour dénoncer l’emprise des États-Unis sur internet. L’ambassadeur américain David Gross y répond lors du sommet de Tunis de novembre 2005 en déclarant qu’il s’agit « d’une question de politique nationale » afin de préserver la liberté informationnelle des États-Unis.
Comme l’a souligné en 2009
Stéphane Viossat
au moment où la polémique sur l’appropriation d’internet par la puissance américaine commence à prendre une certaine résonance internationale, « les États-Unis, de par le contrôle qu’ils exercent sur l’Icann et son partenaire technique, la société VeriSign, sont la seule nation qui pourrait « rayer » d’internet un pays entier, en décidant de couper soudainement son extension
».
La question de l’ouverture d’internet est un sujet régulièrement évoqué lors des sommets mondiaux sur la société de l’information. Derrière les
effets d’annonce, comme le retrait programmé de l’administration américaine dans la supervision de la racine de l'internet, se confirme la volonté des États-Unis d’assurer la conduite de la gouvernance par le biais de l’Icann.