« Post-vérité » : nouveau mot ou nouvelles réalités ?

« Post-vérité » : nouveau mot ou nouvelles réalités ?

L’engouement récent pour la « post-vérité » interroge. Des réalités nouvelles seraient-elles apparues pour que de nouveaux mots aient été créés afin d’en rendre compte ? Ou un phénomène ancien, le mensonge, a-t-il su trouver d’autres masques à l’ère des médias numériques ?

Temps de lecture : 10 min

Après avoir été post-matérialiste, post-moderne, post-industriel, post-68, ou encore post-colonial, le monde serait donc devenu « post-vérité » ! On attend avec impatience qu’il devienne un jour post-imbécile. Mais là, ça n’a pas l’air bien parti...

Alors, comment comprendre un tel engouement pour la notion ? Faut-il prendre le terme vraiment au sérieux ? Est-ce un concept ? Ou juste comme un symptôme de changement dans le règne ancestral du mensonge politique  et de la désinformation ? Si oui, lequel ?

Ce bon vieux couple désinformation et propagande

 

 Il faudrait beaucoup de myopie historique pour croire que 2016 a marqué un tournant dans l’histoire politique de l’humanité, faisant émerger pour la première fois des démagogues mentant effrontément.  

Impossible d’expliquer le succès de cette expression par le fait qu’elle révélerait une réalité inédite : des hommes politiques mentent et des électeurs — sciemment ou inconsciemment — sont bernés et votent pour celui qui ne dit pas la vérité, refusant de croire ceux qui cherchent à leur dessiller les yeux. Il faudrait beaucoup de myopie historique pour croire que l’année 2016 a marqué un tournant dans l’histoire politique de l’humanité, faisant émerger pour la première fois des démagogues mentant effrontément et des électeurs qui préfèrent leurs croyances et leurs convictions à la démonstration implacable du réel tel qu’il est. Platon, déjà, contestait le relativisme des sophistes, capables, par la maîtrise et un usage dévoyé de la rhétorique, de défendre une idée et son contraire, de mener par induction des individus vers des raisonnements viciés, sous les oripeaux de la vérité. Machiavel conseillait au XVIe siècle, dans son ouvrage resté célèbre, Le Prince : « « Il n’est pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus énumérées plus haut ; ce qu’il faut, c’est qu’il paraisse les avoir », d’où la naissance du terme « machiavélisme ».

Et bien plus près de nous, l’administration Bush a utilisé en 2002 – 2003, des « armes de communication massive » pour vendre au peuple américain la nécessité de renverser Saddam Hussein, en invoquant, à coup de manipulations grossières et d’arrangements avec les faits, l’existence d’armes de destruction massive, dont même l’armée américaine a finalement admis l’inexistence quelques mois après l’intervention militaire. On ne parlait pas de « fake news » à l’époque. Pourtant la chaîne ultra conservatrice Fox News se faisait déjà le relais complaisant de ces mensonges et manipulations, comme le site Breitbart News a pu le faire durant la campagne de Donald Trump.

Les effets politiques connus de la désinformation

 

Le Program on International Policy Attitudes (Pipa, devenu depuis le  Program for Public Consultation) de l’université du Maryland et l’institut d’étude Knowledge network ont publié le 2 octobre 2003, une étude de l’opinion publique américaine intitulée « Mauvaises perceptions, médias et guerre en Irak ». Ils mettaient au jour une évidente corrélation entre soutien à George Bush, erreurs d’appréciation sur les dangers réels de l’Irak (résumées sous forme de trois assertions factuelles fautives de l’administration Bush) et consommation médiatique. Ils dressaient une cartographie de la fréquence des fausses perceptions de la réalité irakienne dans l’opinion publique américaine en fonction de la source d’information des citoyens.

Données issues de Misperceptions, the Media and the Irak War, Program on International Policy Attitudes (Pipa), octobre 2003.

Deux faits remarquables ressortent. Fox News est la source d’information dont le public est le plus porteur d’appréciations fausses, quand les auditeurs ou téléspectateurs de la chaîne et radio publiques NPR/ PBS, à destination d’une population étudiante ou cultivée, sont massivement moins prompts à véhiculer des fausses perceptions. Le tableau de fréquence des fausses perceptions (en %) par support d’information est parlant : seuls 20 % des spectateurs assidus de Fox News ne véhiculent aucune intox alors qu’ils sont 77 % chez NPR/PBS, mieux que les lecteurs assidus de la presse écrite.

 En 2003, les téléspectateurs assidus de Fox News étaient onze fois plus nombreux à véhiculer les erreurs que le public « éclairé » de NPR/PBS, qui ne croyait que de façon résiduelle à toutes ces manipulations. 

Et les téléspectateurs assidus de Fox News étaient onze fois plus nombreux à véhiculer les trois erreurs que le public « éclairé » de NPR/PBS, qui ne croyait que de façon résiduelle à toutes ces manipulations. À l’époque, le mot « propagande » paraissait comme le terme idoine pour décrire cette situation(1) . D’ailleurs, un des candidats à la primaire démocrate de 2003 dénonçait le rôle politique pernicieux de Fox News, avec pour slogan un parallèle qui puisait dans les références historiques propagandistes pour analyser la situation contemporaine : « Staline avait la Pravda, Georges Bush a Fox News ! ».

De la propagande aux fake news : nouveaux ressentis, nouvelle dénomination

 

 Mais alors, qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi le terme « propagande » s’est-il effacé devant ceux de fake news et de « post-vérité » ? 

Mais alors, qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi le terme « propagande » s’est-il effacé devant ceux de fake news et de « post-vérité » ? S’il faut adopter un grand scepticisme face à la radicale nouveauté des phénomènes que cette terminologie recouvre, il faut prendre au sérieux ce que l’adoption d’une nouvelle dénomination nous dit de l’état d’une société, où on ressent (plus ou moins confusément) que quelque chose de différent se joue. Sans tomber dans un quelconque nominalisme, où la désignation ferait advenir la réalité que le mot prétend décrire, il est instructif de se pencher sur l’émergence d’un mot, car cela signifie que la réalité prétendument décrite par lui, est ressentie comme différente, dans sa nature profonde ou dans ses manifestations.

 

C’est d’autant plus à prendre en compte que les médias et les autorités de médiation relaient cette nouvelle désignation. Ainsi, dès 2016, l’autorité linguistique qu’est le Oxford Dictionary a désigné la post-vérité « mot de l’année » et a jugé indispensable de l’introduire au plus vite dans ses prestigieuses pages pour la définir ainsi : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d'influence pour modeler l'opinion publique que les appels à l'émotion et aux opinions personnelles ».  Et la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner, encore sous le choc de la victoire du « leave » au référendum britannique, acquise lors d’une campagne particulièrement mensongère, déplorait en juillet 2016 qu’« à l'ère de la politique post-vérité, un mensonge péremptoire peut devenir roi ». Article auquel un éditorial du New York Times vint faire écho un mois plus tard, en se désolant qu’à « l'ère de la politique post-vérité », la nouveauté « ce n'est pas que la vérité soit falsifiée ou contestée, mais qu'elle soit devenue secondaire ».

 

Cette idée d’une étape nouvelle franchie dans les liens aussi incestueux qu’ancestraux entre mensonge, information et manipulation politique correspond à des raisons sociologiques et technologiques (c’était le sens de la démonstration de Katharine Viner) sur lesquels nous allons revenir, mais elle a aussi des racines qu’il faut exposer avant.

 

Les trois racines de l’idée de post-vérité

 

Depuis au moins ces trente dernières années, un lent et méthodique travail de sape est à l’œuvre pour distordre les logiques de communication, au sens de permettre aux être humains d’être en contact et en intercompréhension les uns avec les autres, et les logiques d’information, au sens de faire des détenteurs de la souveraineté populaire des citoyens éclairés. Cela se faisant à travers la professionnalisation des métiers de la communication et de l’influence, ou les tactiques d’affaiblissement des médias présentés comme des ennemis. Dès lors, on peut identifier au moins trois racines profondes à la perception d’un basculement dans une ère de post-vérité où les fake news instillent le poison du doute.

 

 Les conservateurs américains ont défini les médias comme des ennemis et ont entrepris un travail de démolition de leur réputation.  

Première racine de la post-vérité, le travail de décrédibilisation des médias. En 2003, le journaliste Eric Alterman démonta l’accusation — créée 25 ans auparavant — d’un « biais libéral » dans les médias américains(2) . Accusation forgée dans les milieux conservateurs et dans le Parti républicain après le scandale du Watergate où la presse avait contraint à se démettre un président des États-Unis (Richard Nixon). Accusation contre les médias, supposés tous « libéraux » au sens américain (transposé dans notre histoire politique on pourrait presque traduire par : gauchistes) et qui déformeraient la réalité en fonction de leur vue pro-démocrates. Eric Alterman décortique l’origine de cette construction politique visant à affaiblir et à intimider les journalistes au nom d’un nécessaire rééquilibrage entre les visions du monde que tous les médias devraient avoir à cœur de relayer. Les conservateurs américains, sous le choc de la démonstration d’un quatrième pouvoir avec le rôle du Washington Post contre Nixon, ont défini les médias comme des ennemis et ont entrepris un travail de démolition de leur réputation, tout en investissant dans des médias qui se présentaient comme « alternatifs ». Les milieux conservateurs d’autres pays, en Grande-Bretagne, en France, ont peu à peu repris à leur compte cette stratégie de dénonciation des médias et des journalistes, tour à tour « gauchistes », « bobos », « déconnectés des réalités des vrais gens », voire complotistes, car ne « parlant pas des vrais sujets », car « vendus au lobby mondialiste ». La confiance vis-à-vis des médias n’a cessé dès lors de s’effriter, d’autant plus que certains dérapages causés par les médias eux-mêmes ont fragilisé leurs propres fondations.

 

Deuxième racine de la post-vérité, la naissance de l’industrie du mensonge. La professionnalisation des stratégies de communication et de lobbying a son revers : l’efficacité accrue des tentatives de manipulation à destination des publics, par médias in terposés. De l’art des mises en scène médiatiques en tout genre, grâce à des « spin doctors », à la fabrication de reportages clés en main complaisamment diffusés par des médias pris à la gorge par l’urgence et le besoin d’alimenter leurs supports, en passant par la sophistication des techniques des relations publiques et du marketing (jusqu’à inventer de fausses vidéos amateurs pour faire des internautes dupés les relais involontaires de la circulation virale d’une publicité déguisée), les excès manipulatoires de la communication ont peu à peu ruiné le socle de confiance dans ce qui est diffusé à destination du grand public, y compris sur les médias traditionnels. Même la science n’est pas exempte de ces techniques de désinformation, comme l’ont révélé par exemple les Tobacco Papers, où l’industrie du tabac a, notamment, grassement rémunéré des scientifiques pour qu’ils deviennent les collabos des opérations de déni de la dangerosité cancérigène de la cigarette. Et lorsque d’autres scientifiques désintéressés dénoncèrent des dangers de santé publique sur divers sujets, il s’est souvent trouvé, en face, des industries qui non seulement niaient en bloc (OGM, trou dans la couche d’ozone, réchauffement climatique d’origine humaine…) mais ont préféré déstabiliser la science en criant à la « pseudo science », à la « junk science », comme si le seul moyen de sortir de cette épreuve de vérité était de nier toute prétention scientifique à la véracité. La science est donc aussi touchée dans l’opinion publique par ce mal qu’on appelle la défiance.

 

 La théorisation de la post-vérité date au moins de 2004. 

Enfin, d’un point de vue conceptuel, la théorisation de la post-vérité date au moins de 2004 et n’a donc pas attendu l’élection de Donald Trump pour émerger. L’essayiste américain Ralph Keyes, dès 2004, dans son livre The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life, observait une montée en puissance des mensonges dans les discours publics et une déculpabilisation généralisée à mentir ou à s’arranger avec la vérité, qu’il analysait comme l’entrée dans une ère de « post-vérité ». En établissant des liens avec la philosophie post-moderne de la déconstruction. Il faut néanmoins comprendre une telle analyse dans le contexte américain et protestant, où le mensonge est presque un péché. D’ailleurs, le délit de parjure devant une cour de justice ou le Congrès est parfois plus lourdement puni que les faits reprochés à quelqu’un qui vient s’expliquer. Le préfixe post- traduisant sans doute une rupture vécue comme culturellement plus forte aux États-Unis que dans notre vieux pays républicain laïque.

La corrélation entre fake news, post-vérité et circulation des mensonges sur les réseaux sociaux

 

Les défenseurs de l’idée de post-vérité, observant la circulation massive de mensonges et de rumeurs sur les réseaux socionumériques, établissent une corrélation étroite entre les deux. On peut donner du crédit à cette association, à condition de ne pas sombrer dans un simpliste déterminisme technologique. 

  Ces réseaux offrent plusieurs caractéristiques qui représentent un changement profond de l’écosystème de l’information.  

Il est certain que ces réseaux offrent plusieurs caractéristiques qui représentent un changement profond de l’écosystème de l’information, dont nous avons déjà parlé sur ce site. Ce sont des plateformes qui permettent à chacun de prendre la parole et de s’autovaloriser, de se faire à la fois producteur et diffuseur d’éléments dignes ou non d’être qualifiés d’informations. Ces plateformes, singulièrement Facebook,  deviennent de plus en plus en plus des points d’entrée dans un univers que les internautes considèrent comme de l’information, alors même que les « amis » et les algorithmes contribuent à filtrer puissamment l’information reçue et partagée. Ces réseaux sont des outils de désintermédiation journalistique, où les médias n’ont plus le monopole de l’offre « d’information ». Pire, des « petits malins » arrivent à tirer bénéfice de la mise en circulation de fausses nouvelles grâce aux revenus publicitaires générés et en deviennent donc de grands pourvoyeurs. Ces réseaux fonctionnent selon une logique de flux continu, avec les messages les plus populaires qui tournent en boucle et une fragmentation maximale des autres informations, le tout baignant dans un brumeux mélange des genres entre actualité sérieuse, blagues potaches, doutes et rumeurs. Les réactions spontanées et émotionnelles y sont encouragées. Ces dispositifs techniques privilégient le passage, sur nos comptes, de contenus que nos « amis » aiment et diffusent aussi, selon une logique d’enfermement progressif au sein de communauté d’affinités et donc de partages.

 

D’infomédiaires, ces plateformes deviennent des médias à part entière par l’usage qu’en fait un nombre croissant d’internautes, c’est-à-dire des supports sur lesquels on cherche et/ou reçoit des données concernant l’état du monde et son actualité, grâces auxquelles certains se sentent informés. Mises bout à bout, toutes ces caractéristiques transforment profondément le modèle démocratique de l’information politique. On peut d’ailleurs interpréter l’extrême sensibilité des journalistes (et de ceux qui font du savoir leur métier) vis-à-vis de cette notion de post-vérité comme 1) l’indice de leur malaise face à une situation qui leur échappe, avec la perte du monopole de labellisation de ce qui peut être considéré comme vrai, 2) la démonstration aussi crue que cruelle d’une perte d’influence sur l’opinion, auxquels s’adjoint 3) un profond sentiment d’impuissance à contrer ces fake news, car dès 2011, le journaliste David McRaney théorisait « l'effet retour de flamme », qu'il résume ainsi : « Lorsque vos convictions les plus profondes sont contestées par des preuves contradictoires, vos croyances deviennent plus fortes ».

Internet, brouillage des repères de la vérité et crédulité

 

 Les réseaux socionumériques permettent à chacun de se sentir autorisé et légitime à produire des contenus qualifiés « d’information ». 

L’émergence de cette situation nouvelle, que certains qualifient de post-vérité, questionne la socialisation induite par ces dispositifs ou par les usages qu’on en fait. Tels qu’ils fonctionnent, les réseaux socionumériques diminuent l’influence de tiers médiateurs mis en situation d’être les « sachants », ils permettent à chacun de se sentir autorisé et légitime à produire des contenus qualifiés « d’information », ils permettent de partager des contenus entre gens autoconvaincus des mêmes idées qui se confortent donc mutuellement. Le tout dans le cadre d’égos et de narcissismes flattés. Or, comme le note Marc Angenot réfléchissant aux situations de polémique,  «  pour commencer à raisonner, pour raisonner juste, il faut écarter, tout à la fois et tout d'un coup, la connivence avec les siens, la familiarité, l'impulsion, l'intuition, l'émotion, l'enivrement, les passions, les intérêts ». « Cela fait beaucoup » ajoute-t-il avec ironie(3) .

 

Finalement, le développement d’Internet, des réseaux socionumériques et de ce brouillage des repères de la vérité « révèle simplement un secret de polichinelle que les idéologues ont toujours voulu cacher. Ce secret, c’est notre médiocrité commune, notre avarice intellectuelle et cognitive, notre disposition à la "crédulité" » affirme, cinglant mais lucide, le sociologue Gérald Bronner.

À lire également dans notre série sur les fakenews 

Pour combattre la post-vérité, les médias condamnés à innover Par Jean-Marie Charon
À la source des fake news, l’interdépendance presse/réseaux sociaux par Benjamin Lagues
« La notion de post-vérité est beaucoup trop floue… » Interview de Paul Jorion

--
Crédit :
Ina. Illustration : Émilie Seto

    (1)

    Cf. Sheldon RAMPTON, John STABER, Weapons of Mass Deception : the uses of propaganda in Bush's war in Iraq, New York, Tarcher, Penguin, 2003.

    (2)

    Eric ALTERMAN, What liberal media ? The truth about bias and the news, New York, Basic Books, 2003.

    (3)

    Marc ANGENOT, Dialogues de sourds, Paris, Mille et une Nuits, 2008, p.391.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris

Autres épisodes de la série

Laurent Bigot : « Le fact-checking a une longue histoire »

Laurent Bigot : « Le fact-checking a une longue histoire »

Pourquoi certains médias créent-ils des rubriques de « fact-checking » ? Quelle est l’histoire de cette pratique ? Peut-on mesurer son efficacité ? Entretien avec Laurent Bigot.