L’information mondialisée n’existe pas !

L’information mondialisée n’existe pas !

L’avènement du Web a fait naître l’espoir de rééquilibrer les flux de nouvelles internationales. Retour sur  les logiques de domination qui structurent la production et la circulation de l’information à l’ère de la mondialisation.

Temps de lecture : 23 min

Jamais, depuis la fin du XXe siècle, l’information n’a semblé pouvoir circuler aussi rapidement, à une si grande échelle. Sitôt survenu, un événement se déroulant aux confins de la planète est réputé pouvoir être publicisé mondialement par une diversité d’acteurs, grâce à une variété de technologies numériques, sur une pluralité de supports. On serait ainsi entré dans l’âge du « partage planétaire » des nouvelles(1).

À rebours de ces discours sur la révolution de l’information à l’heure numérique, nous voudrions ici d’abord prendre un peu de recul historique pour cerner les logiques qui structurent la production et la circulation de l’information internationale, avant d’analyser la manière dont, dans la période la plus récente, celles-ci ont été reconfigurées. En étant toutefois attentif à étudier tant les continuités que les ruptures à l’œuvre.

L’information sans frontières au cœur des rivalités Est-Ouest et Nord-Sud

 

 La circulation sans frontières de l’information est un enjeu majeur des relations internationales 

Sans remonter plus loin dans le temps, la question de la circulation sans frontières de l’information a, depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui, constitué un enjeu majeur des relations internationales. Elle s’est en particulier imposée, dans le contexte de la guerre froide, comme un important sujet de contention, tant dans les rapports Est-Ouest que Nord-Sud, suscitant des controverses diplomatiques dont les échos se font encore entendre.

 

Deux thèses diamétralement opposées se sont, pendant la guerre froide, affrontées. Dès 1948, Jacques Kayser, participant à la Conférence des Nations Unies pour la liberté de l’information tenue à Genève, dessinait les deux positions — celle des États-Unis et celle de l’Union soviétique — antagonistes. Du côté de la diplomatie américaine, le principe promu est celui du « free flow » of information, le libre flux, le principe « de la liberté intégrale, […] la liberté avec tous les avantages, mais aussi tous les abus qu’elle peut entraîner »(2). Légitimée au nom de la nécessaire défense du droit à la liberté de l’information sans considération de frontières, la thèse du libre flux est, de fait, aussi pensée par la Maison Blanche comme un moyen d’imposer des politiques du laisser-faire, laissez-passer sur le marché des nouvelles. Elle peut, dès lors, note Jacques Kayser, se traduire par « un monopole accordé aux deux agences [américaines] les plus riches et les plus puissantes du monde : l’Associated Press (AP) et l’United Press (UP) ». Du côté du Kremlin, au contraire, l’objectif est alors de faire « respecter, dans son intégralité la plus complète, le dogme de la souveraineté nationale »(3), de manière à protéger son système de domination politique, fondé sur la rétention de l’information et le contrôle aux frontières de celle-ci.

 

Au cœur de la confrontation Est-Ouest, le sujet de la circulation internationale de l’information va aussi être au centre des débats Nord-Sud. Les principaux acteurs mis en cause sont les agences de presse occidentales — AP et UP, mais aussi l’Agence France-Presse et Reuters —, accusées d’offrir une représentation biaisée du monde. Dès 1953, deux études — l’une publiée par Jacques Kayser dans le cadre de l’Unesco(4), l’autre réalisée par l’International Press Institute (IPI) — soulignent, outre la forte dépendance des titres de presse mondiaux à l’égard de ces agences, la tendance de celles-ci à « concentrer largement » leur production de dépêches sur une poignée de pays développés et à n’offrir qu’une image des plus négatives des autres en privilégiant les périodes de crise(5). Donnant la parole à des journalistes du Sud, le rapport de l’IPI laissera transparaître les plus vives critiques à l’égard des informations distribuées par ces agences ou les médias du Nord sur le reste du monde. L’image qu’offre la presse états-unienne de l’Inde, note ainsi le correspondant à New York du quotidien The Hindu, est celle d’un pays couvert uniquement en cas de « désastre », qui est « surpeuplé de gens arriérés et superstitieux, vivant dans la pauvreté, les maladies et les privations », mais qui bénéficie des « aides financières et du savoir-faire technique américains »(6).

 

Ces critiques préfigurent celles qui vont être émises à partir de la fin des années 1960 au sein du Mouvement des pays non-alignés et qui vont déboucher sur des appels, repris à son compte par l’Unesco, en faveur d’une réforme de l’ordre existant de l’information internationale, donnant corps à l’un des plus vifs débats diplomatiques de la deuxième moitié du XXe siècle. Les critiques formulées par les Non-alignés — et en particulier par Mustapha Masmoudi qui coordonne alors le dossier de l’information pour ce mouvement — vont bien au-delà de celles qui avaient vu le jour précédemment. Ce n’est pas seulement la représentation biaisée du monde et les déséquilibres en matière de circulation des nouvelles qui sont dénoncés, mais l’existence d’un « système de l’information internationale » dominé par des acteurs occidentaux : un système qui, par son mode de fonctionnement, place structurellement les pays du Sud dans une position de sujétion, prolongeant à l’ère des indépendances les dépendances coloniales(7). Ayant échoué dans son projet de promouvoir un Nouvel ordre international de l’information (NOII), le Mouvement des non-alignés n’en aura pas moins réussi à porter au premier rang de l’agenda diplomatique la question de l’inégalité des flux de nouvelles — une question qui demeure, on le verra, d’actualité.

Le contournement des censures nationales par les radios internationales

 

Il y a eu, dans ces discussions autour de le nécessité d’instaurer un Nouvel ordre international de l’information, un absent notoire : les radios internationales. Les fonctions diplomatiques qui leur ont été confiées par les États les sponsorisant ont beaucoup fait, il est vrai, pour confiner pendant longtemps leur étude dans ce que certains ont dédaigneusement considéré comme « la littérature de guerre froide »(8).

 

 Les radios internationales sur ondes courtes ont pourtant joué (et jouent encore dans certains contextes) un rôle central dans la circulation transnationale de l’information, en particulier à destination des pays dont les régimes s’efforcent de contrôler étroitement les moyens de communication nationaux 

Les radios internationales sur ondes courtes ont pourtant joué (et jouent encore dans certains contextes) un rôle central dans la circulation transnationale de l’information, en particulier à destination des pays dont les régimes s’efforcent de contrôler étroitement les moyens de communication nationaux. Quand, du moins, les dimensions diplomatiques dont ces stations internationales sont investies n’obèrent pas leur capacité à fournir, à leurs auditeurs à l’étranger, une information un tant soit peu crédible sur le monde ou, non moins important, sur leurs propres réalités.

 

Certaines des premières études régionales publiées sur l’audiovisuel dans les pays du Sud soulignent la place qu’y occupent les radios internationales. Douglas Boyd décrit ainsi, au début des années 1970, combien les émissions en arabe de la Voix de l’Amérique, de la BBC, de RMC Moyen-Orient ou de la Deutsche Welle sont « avidement suivies » dans le monde arabe par ceux des auditeurs qui sont désireux « d’avoir d’autres perspectives sur tel ou tel événement national ou international », que celles offertes par les ministères locaux de l’Information(9).

 

De même, les radios internationales ont-elles activement contribué au contournement des politiques de censure des régimes d’inspiration soviétique. Qu’il s’agisse des stations états-uniennes — la Voix de l’Amérique, Radio Free Europe ou Radio Liberty, diffusant au nom du nécessaire respect du free flow —, de la britannique BBC ou encore des ondes allemandes ou françaises, ces radios ont, pendant des décennies, approvisionné les populations à l’est du rideau de fer en informations tues par les médias officiels. Au-delà, elles se sont employées à relayer des voix dissidentes — vivant dans ces pays ou dans l’émigration — à l’attention de leurs concitoyens(10).

 

Il ne faudrait cependant pas laisser croire que les radiodiffuseurs occidentaux ont, en temps de guerre froide, régné en maîtres dans l’espace des ondes internationales. Conscients de la nécessité de combattre les stations occidentales, Moscou et Pékin ont bâti de puissants appareils de radiodiffusion extérieure, capables de rivaliser, du moins en termes de capacité d’émission, avec ceux des puissances de l’Ouest. Tant que les radios soviétiques (au premier rang des radiodiffuseurs internationaux supplantaient, en nombre d’heures de programmes émis, depuis les années 1970, les stations états-uniennes, et celles de la Chine populaire (au troisième rang du même classement) distanciaient largement, depuis le début des années 1960, celles de l’Allemagne de l’Ouest ou de la BBC(11).

 

De plus, il ne faut pas négliger la contribution des puissances régionales de la radiodiffusion internationale, dont les stations ont pu, dans certains pays, avoir un rôle non négligeable. Il en va ainsi de la radio internationale créée en 1953 par le dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, La Voix des Arabes, qui accueillera plusieurs mouvements de libération nationale, en particulier le FLN algérien qui se verra offrir plusieurs heures quotidiennes d’émissions dont Franz Fanon a décrit à chaud, avec emphase, la contribution qu’elles avaient pu avoir dans le processus d’indépendance(12).

Logiques de domination dans le commerce des vidéos d’actualité

 

Si la domination du commerce international des nouvelles par une poignée d’agences de presse occidentales a suscité les plus intenses débats dans le cadre des appels à la mise en place d’un Nouvel ordre international de l’information, celle, peut-être encore plus aigüe, qu’exercent deux agences dans le champ des images d’actualité télévisées a, à bien des égards, beaucoup moins retenu l’attention.

 

Pourtant, Jeremy Tunstall soulignait, en 1977, combien deux agences anglo-américaines — UPITN, détenue par l’agence américaine UPI et la société britannique ITN, et Visnews, appartenant en majorité à Reuters et à la BBC — étaient en position hégémonique. « Il est difficile d’exagérer soit la présence directe, soit l’influence indirecte des matériaux et modes de faire anglo-américains [émanant de ces deux agences] dans les journaux télévisés du monde ». À tel point que ces agences sont dépeintes comme ayant « largement écrit la grammaire internationale des informations télévisées » diffusées dans la planète(13).

 

L’influence de ces deux agences est si forte qu’elle se fait également sentir au sein du système d’échange d’images d’actualité mis en place par l’Union européenne de radiodiffusion (UER) dans le cadre de l’Eurovision (l’Eurovision News Exchange, EVN) : leurs images composent en effet une large part des actualités distribuées au sein de ce dernier.

 

Une étude pionnière, réalisée à la fin des années 1970 par Peter Golding et Philip Elliott, viendra illustrer les effets structurants de l’offre d’images dispensée par ces deux agences sur la nature des journaux télévisés des chaînes n’ayant pas accès à d’autres sources. Observant pendant plusieurs semaines les pratiques des journalistes de la télévision de Lagos, au Nigeria, les auteurs notent que le choix même des sujets dépend des images disponibles. « La pratique la plus commune consistait à sélectionner un des films fournis par Visnews, puis de voir si une dépêche d’agence de presse » consacrée au même événement était accessible(14).

 

 Les années 1980 voient s'accroître le poids des agences anglo-américaines sur la circulation internationale des images d’actualité

Avec les années 1980 et le mouvement de déréglementation qui voit, suite à la fin des monopoles publics, se créer de nouvelles chaînes privées et s’accentuer la mise en concurrence de la télévision, le poids qu’exercent les agences anglo-américaines sur la circulation internationale des images d’actualité va encore s’accroître. Les nouvelles télévisions, n’ayant pas les moyens d’entretenir d’importants réseaux de collecte de l’information internationale, vont de fait avoir largement recours à celles-ci.

 

De plus, les logiques de compétition acharnée pour l’audience qui vont, dans ce cadre, structurer le secteur télévisuel en Amérique du Nord et en Europe vont se traduire par une tendance, de la part des diffuseurs généralistes, à réduire les investissements affectés à leurs correspondants ou envoyés spéciaux à l’étranger. Ce qui va, là aussi, se traduire par une dépendance croissante des chaînes de télévision de la planète à l’égard des principales agences anglo-américaines de vidéos d’actualité.

 


La création, à partir du début des années 1980, des télévisions d’information en continu — après le lancement aux États-Unis de Cable News Network (CNN) — va, à son tour, contribuer à l’essor de ces agences anglo-américaines. Celles-là ne constituent-elles pas des clients privilégiés pour celles-ci ?

 

L’émergence de ces chaînes va transformer, à partir de la fin des années 1980, le marché international des vidéos d’actualité. En effet, les plus importantes de ces télévisions — telles CNN ou la BBC World — s’imposent comme fournisseurs d’images sur l’étranger, aux côtés des agences spécialisées dans ce domaine telles Reuters et AP Television News (APTN)(15).

 

Les mutations qui s’opèrent à partir de la fin des années 1980 dans le commerce des images d’actualité sont cependant loin de se traduire par un recul de la domination qu’exercent les acteurs occidentaux dans ce domaine. Le rôle central que jouera CNN dans la diffusion d’images pendant la guerre du Golfe, premier grand conflit de l’après-guerre froide, l’illustrera.

 

Annabelle Sreberny-Mohammadi note ainsi en 1995 que le niveau de « concentration au niveau global dans le secteur des grossistes des vidéos d’actualité » — tant les grandes agences de presse que les chaînes d’information en continu — est, à bien des égards, « encore plus prononcé » que celui qui caractérisait le marché global de l’information sur lequel régnaient, dans les années 1970, les quatre grandes agences de presse occidentales déjà citées(16).

Le développement de « contre-flux » informationnels

 

Il serait cependant réducteur de ne lire les enjeux que recèle le développement des grandes chaînes d’information occidentales que sous le prisme que pose, dans les années 1990, leur position dominante. Par leur don d’ubiquité, ces chaînes ont également eu, très tôt, une importante fonction, comme les radios internationales avant elles, de contournement des censures nationales, ainsi que l’illustre le terrain du monde arabe.

 

Retraçant la genèse de la transnationalisation du champ télévisuel dans cette partie du monde, Naomi Sakr analyse le rôle clé qu’a joué CNN, pendant la guerre du Golfe, dans la rupture du monopole d’une information sous contrôle étatique au Moyen-Orient. Elle souligne combien la parabole a permis, à ceux — encore en nombre réduit — qui en étaient équipés, de juger du « contraste » existant entre le caractère vivant des émissions en direct de la chaîne d’Atlanta et la « couverture éculée, ampoulée et censurée » dispensée par les télévisions d’État arabes(17).

Ce pouvoir de diffuser à une échelle internationale des images d’actualité qu’exercent, au début des années 1990, une poignée d’acteurs occidentaux va être, au cours de cette décennie et au début de la suivante, contesté par de plus ou moins nouvelles puissances audiovisuelles qui — tout en composant avec la « grammaire internationale » des informations télévisées forgée par les professionnels anglo-américains — vont proposer une représentation différente des actualités internationales.

 

C’est le cas de la chaîne Al Jazeera qui a bénéficié, pour sa création en 1996, du savoir-faire d’une équipe constituée originellement pour une éphémère BBC Arabic TV financée par des capitaux saoudiens. S’imposant — par une liberté de ton des plus inhabituelles à l’antenne des chaînes arabes — comme l’un des premiers acteurs satellitaires du détournement des censures nationales au Moyen-Orient, la chaîne offrira, au fur et à mesure des interventions militaires dans la région, une grille de lecture des conflictualités la traversant qui divergera largement par rapport à celle des chancelleries occidentales. Ce qui suscitera, en retour, de la part de ces dernières, une variété de mesures pour contrer son influence, dont la création de plusieurs chaînes d’information diffusant en arabe — l’américaine Al Hurra, une nouvelle BBC Arabic TV, ou les émissions en arabe de la Deutsche Welle et de France 24. Au-delà, Al Jazeera mettra sur pied une déclinaison anglophone de sa chaîne, avec l’objectif explicite de « rééquilibrer les flux d’information entre le Sud et le Nord »(18).

 

Mobilisant encore plus directement une terminologie et un agenda faisant référence aux débats du Nouvel ordre international de l’information, le Venezuela inaugurera, lui, en 2005, en y associant plusieurs gouvernements de gauche latino-américains, une TeleSUR , ouvertement destinée à contrer les informations diffusées par la filiale latino-américaine de CNN — CNN en Español — à l’échelle du sous-continent. Tout comme pour Al Jazeera, l’ambition de TeleSUR n’est pas seulement régionale, puisqu’elle dispose également, sur YouTube, d’une chaîne en anglais, offrant, sur la planète, des perspectives alternatives à celles des grandes entreprises d’information occidentales.

 

Enfin, dans la continuité des appareils de radiodiffusion internationale qu’ils entretenaient durant la guerre froide, Pékin et Moscou ont mis en place, à partir de 2000 et de 2005 respectivement, des chaînes diffusant en plusieurs langues — CCTV News et CNC World pour les premiers, Russia Today pour les seconds — avec le but clairement affiché de contrer les biais anti-chinois pour les uns, anti-russes pour les autres, qui sous-tendraient, selon les dirigeants des deux pays, la production de nouvelles des principaux médias occidentaux(19).

 

La littérature spécialisée désigne cet ensemble hétérogène de chaînes comme constituant autant de « contre-flux », destinés à combattre l’hégémonie qu’exercent, dans le champ de l’information internationale, les acteurs occidentaux. L’expression pourrait laisser croire que le développement de ces acteurs se serait traduit par un rééquilibrage des flux. Cependant, de l’aveu de l’un de ceux qui a popularisé cette notion, même si le trafic des nouvelles ne peut plus être pensé comme « se faisant [de manière univoque] dans un seul sens — des pays occidentaux […] vers le reste du monde » —, les flux en provenance des premiers restent tout de même « prépondérants »(20). Et il n’est pas certain que l’avènement d’internet permette de renverser cette réalité.

Les déséquilibres persistants du web d’actualité

 

L’essor du web est présenté avec insistance comme permettant d’échapper aux logiques dominantes qui organisaient, avant son développement, la production et la circulation de l’information internationale. Il offrirait la faculté à de nouveaux acteurs de participer à la diffusion des nouvelles sur l’étranger, à un moment où les médias, soumis à des logiques de concurrence croissante, diminuent de plus en plus — paradoxe de ces temps dits de mondialisation — leurs dépenses pour la couverture de l’information internationale. Le web constituerait à ce titre un nouvel espace « déterritorialisé » pour l’information, dans lequel des individus ou des collectifs, tirant parti des outils du réseau, pourraient contribuer activement, grâce à la possibilité qu’il donne de « s’émanciper de la géographie », à la diffusion à une échelle transnationale des nouvelles(21).

 

En d’autres termes, l’expansiondu web aurait permis à la circulation de l’information internationale d’être ordonnée selon une « structure très différente » de celle en vigueur précédemment. Les grandes agences de presse mondiales ou d’autres « vieux médias » n’y auraient plus, en particulier, la « place centrale » qu’ils y occupaient autrefois, au profit de nouveaux acteurs désireux de se faire entendre(22).

 

Il est nécessaire de relativiser ces arguments. Pour le faire, il faut d’abord rappeler que les « organismes de presse traditionnels […] occupent une place majeure sur le web » d’actualité(23). Ces acteurs traditionnels de l’information continuant d’avoir un rôle important dans la production et la circulation des nouvelles, et notamment des nouvelles internationales, il n’est pas étonnant de voir certaines des caractéristiques de l’actualité sur l’étranger hors ligne être reproduites en ligne.
 

Il en va ainsi de la dépendance des principaux sites du web d’actualité, en matière de nouvelles internationales, à l’égard des grandes agences de presse occidentales. Dès 2007, Chris Paterson montrait que les sites de CNN, d’ABC ou de MSNBC, parmi « les principaux sites d’information internationale aux États-Unis », reproduisaient pour une très large part le verbatim des dépêches des deux grandes agences Reuters et Associated Press(24).

 

 Les inégalités qui caractérisent l’image de la planète telle que projetée dans les pages information des médias hors ligne ont été reconduites en ligne 

Il en va de même pour les déséquilibres observés sur les principaux sites du web d’actualité dans la représentation du monde. Une recherche s’inscrivant explicitement dans la continuité des travaux menés dans les années 1970, dans le contexte des appels en faveur d’un NOII, illustre comment les inégalités qui caractérisent l’image de la planète telle que projetée dans les pages information des médias hors ligne ont été reconduites en ligne. L’étude quantitative du contenu des pages internationales de pas moins de 223 sites web de journaux et télévisions publiques ou privées dans 73 pays conclut, pour les sites observés, à une « structure très hiérarchisée des flux d’information » : seule « une poignée de pays », principalement des pays du « centre » ou ceux de la « périphérie » en crise, sont couverts, les autres restent largement invisibles(25).

 

Mieux, on retrouve ces déséquilibres dans l’image du monde qu’offrent les grands agrégateurs d’information, tels que Yahoo ! News ou Google News. Ceux-ci constituent, certes, de nouveaux « agents dominants de l’information » internationale états-uniens(26), mais qui reconduisent, à leur tour, de bien anciennes inégalités. C’est ce qu’établit une analyse comparative de la couverture de l’actualité internationale par Yahoo! News et Google News aux États-Unis et en Inde, à partir d’une étude de contenu assistée par ordinateur de plus de 65 000 articles parus en 2011 sur ceux-ci. L’auteur, Kohei Watanabe, constate qu’il existe une étonnante convergence dans la manière dont les deux agrégateurs, dans les deux pays, couvrent le monde. Chacun « surreprésente » l’actualité relative aux pays développés et se « montre moins à même de couvrir les pays en développement »(27).

 

La persistance de ces déséquilibres dans l’univers de l’information en ligne s’explique dans cette étude, comme dans la précédente, par la dépendance, directe ou indirecte, des sites enquêtés à l’égard des dépêches des principales agences de presse mondiales.

De la difficulté de « corriger les défauts de la couverture du monde »

 

L’une des limites des recherches citées ci-dessus est de se concentrer sur les acteurs majeurs du web d’actualité — principaux sites de médias ou agrégateurs, agences de presse mondiales — et d’ignorer la multitude de sites d’information de taille plus réduite ou les blogs, animés par des journalistes ou des amateurs, désireux d’offrir un autre traitement médiatique des affaires du monde. Situés aux marges des logiques dominantes du web d’actualité, ces sites n’en sont pas moins constitutifs de la variété des acteurs que celui-ci héberge.

 

Faute d’analyses systématiques, il n’est pas facile de mesurer la contribution de ces nouveaux acteurs. Les travaux qui existent invitent néanmoins à pondérer les espoirs que placent certains auteurs, tels Stephen Reese et ses collègues(28), dans la capacité de la blogosphère ou d’autres nouveaux médias à transformer en profondeur les logiques de la production et de la circulation de l’information internationale.

 

L’un des premiers à avoir abordé cette question est Ethan Zuckerman, dans un texte de 2005 où il s’interroge sur la contribution de la blogosphère à la couverture de l’actualité internationale. L’auteur part d’une critique du peu d’attention qu’accordent les informations des médias états-uniens aux pays du monde non occidental, allant jusqu’à faire siennes certaines des revendications émises dans le cadre des débats autour d’un Nouvel ordre international de l’information. Puis, il se demande si la blogosphère s’intéresse davantage à ce monde non occidental et procède pour cela à une analyse quantitative des billets de blogs indexés sur plusieurs mois début 2005 par Blogpulse. Sa conclusion est révélatrice : « Les blogueurs ignorent encore plus les nations en développement que les médias mainstream dans leur couverture de l’actualité ». Pire, ils tendent à ne s’intéresser à l’actualité de ces pays que quand elle a fait l’objet d’une couverture au préalable dans les médias traditionnels(29).

 

Démarche intéressante, au moment où il faisait, dans le cadre de sa recherche, ces constats, Ethan Zuckerman a initié un projet pour lutter contre les tendances repérées : il a lancé avec Rebecca MacKinnon, à partir du Berkman Center de l’Université de Harvard en décembre 2004, un agrégateur de contenus, Global Voices, ayant pour vocation de ménager une plus grande « place pour le soi-disant “tiers monde” » au sein de la blogosphère(30).

 

Ce site est, à bien des égards, révélateur tant du potentiel offert par le web pour l’information internationale que de ses limites. Sélectionnant, vérifiant et traduisant des informations éparpillées dans l’immensité du web, sur des blogs ou des « médias participatifs », Global Voices donne, en une trentaine de langues — grâce, principalement, à une communauté de bénévoles répartis sur les cinq continents —, une visibilité à des nouvelles du monde qui auraient été, sans lui, largement ignorées par les grands médias ou les principaux sites du web d’actualité et seraient restées plus ou moins confinées au niveau local.

 

Ethan Zuckerman n’en souligne pas moins lui-même, dans le même temps, les limites de l’apport de Global Voices. Comme il le reconnaît, il avait l’objectif avec Rebecca MacKinnon, en lançant l’agrégateur, de « corriger les défauts de la couverture du monde en développement par les médias professionnels ». Mieux, il espérait, en mettant en avant « des événements que les autres médias avaient ignorés », pouvoir influencer « l’agenda » des médias dominants et, ainsi, participer à réduire les « déséquilibres dans l’attention » accordée par ces médias aux pays des Suds(31).

 

Las, l’auteur s’est, depuis, rendu compte que Global Voices, loin d’être parvenu à peser sur l’agenda des médias dominants a, à plus d’un titre, été intégré par celui-ci. De fait, en conformité avec un travers depuis longtemps dénoncé de la couverture internationale de l’information, l’agrégateur n’est jamais autant sollicité par les journalistes comme source d’information à propos de tel ou tel pays que lorsque ce dernier, traversant une « crise soudaine », fait les « gros titres »(32).

 

Faute de pouvoir davantage attirer l’attention des grands médias hors période de crise, Global Voices voit, de cette façon, sa capacité à réduire les déséquilibres dans la couverture médiatique du monde largement diminuée.

L’information internationale sur le web, un nouvel enjeu diplomatique

 

Concentrées sur la manière dont des individus ou des collectifs recourent aux outils issus du web pour diffuser, avec les limites évoquées, des nouvelles à une échelle transnationale, les recherches ont tendu à délaisser l’usage de ces outils par les vecteurs de la diplomatie audiovisuelle.

 

Or, les acteurs historiques de cette diplomatie — les radios internationales comme les télévisions par satellite — entendent aujourd’hui mener leurs actions tant sur leurs supports traditionnels que sur le web. L’ensemble des radios ou télévisions publiques transnationales occidentales qui ont été évoquées plus tôt — les Radio Free Europe, Voix de l’Amérique, les chaînes radio et télévision de la BBC ou de la Deutsche Welle, Radio France internationale ou France 24… — ont ainsi mis en place des sites web multilingues qui exploitent les contenus diffusés à l’antenne, offrent des contenus inédits ou de nouveaux services. Ces stations s’efforcent également d’être présentes, en plusieurs langues, sur une variété d’autres plateformes, dont Facebook, Twitter et YouTube.


Au-delà, ces acteurs mobilisent les diverses ressources offertes par le web comme autant de sources d’information complémentaires, susceptibles par la suite d’être rediffusées à l’attention des pays ciblés.

 

Après avoir eu, par la voie des ondes radiophoniques ou télévisuelles, un rôle non négligeable de fourniture de nouvelles dans les pays autoritaires, ces médias déclinent désormais celui-ci sur internet. En Iran, à titre d’exemple, malgré l’existence de « l’une des plus prolifiques blogosphères au monde », les « sites d’information en persan » qui ont été créés par les sections iraniennes de Radio Free Europe, de la Voix de l’Amérique ou de la BBC semblent être « très populaires », d’autant plus que certaines des principales figures de la blogosphère iranienne y contribuent(33).

 

 Les pays qui contestent, par leurs télévisions transnationales, la domination qu’exercent les acteurs occidentaux sur le commerce des nouvelles internationales ont, eux aussi, largement investi le web 

Les pays qui contestent, par leurs télévisions transnationales, la domination qu’exercent les acteurs occidentaux sur le commerce des nouvelles internationales ne sont pas en reste : ils ont, eux aussi, largement investi le web. Difficile, à ce titre, de considérer le rôle que joue Al Jazeera sur la scène régionale ou internationale sans prendre en considération, également, son site en arabe, Aljazeera.net, ou celui en anglais, Aljazeera.com. Au-delà, la télévision qatarie a démontré, pendant les révolutions en Tunisie ou en Égypte fin 2010-début 2011, sa capacité à intégrer, sur son antenne ou son site, les contenus issus d’une variété de plateformes web. N’a-t-elle pas alors largement relayé des informations, puisées dans des blogs, sur Facebook ou sur YouTube, à l’attention des publics tunisiens, égyptiens ou internationaux, démultipliant leur audience. La chaîne YouTube de la version anglophone de Russia Today compte quant à elle plus d’abonnés que ses consœurs CNN ou BBC News.
 

Les batailles de l’information internationale, pendant longtemps livrées sur le terrain des ondes radiophoniques ou télévisuelles, se déroulent donc aujourd’hui aussi sur le web. Dans ce contexte, la question de la circulation internationale de l’information est à nouveau considérée comme un enjeu diplomatique d’importance.

 

Du côté du gouvernement des États-Unis, la promotion du free flow of information est plus que jamais à l’ordre du jour. Celui-ci est vu comme un moyen de lutter contre les régimes autoritaires ennemis qui essaient de se prémunir contre les usages contestataires du numérique, mais aussi comme un moyen de favoriser le rayonnement global des principales entreprises dominantes de l’économie de l’information née d’internet — les Google, Yahoo !, YouTube, Twitter, Facebook…

 

La position russe s’inscrit, elle, à divers titres, dans la continuité de celle de la politique étrangère soviétique qui mettait en avant le nécessaire droit à la souveraineté nationale. Ainsi, la diplomatie russe s’efforce-t-elle, comme elle l’a fait à l’occasion du sommet de l’Union internationale des télécommunications (UIT) tenu à Dubaï fin 2012, de faire reconnaître « le droit souverain » pour les États « de gérer l’internet au sein de leur territoire national »(34).

 

Il n’est pas sans ironie, au regard des discours proclamant une révolution de l’information à l’heure du numérique, de constater que, près de 70 ans après la Conférence des Nations Unies pour la liberté de l’information tenue à Genève, par laquelle on ouvrait cet article, les débats diplomatiques demeurent, à bien des égards, polarisés autour des thèses adverses du libre flux et de la souveraineté nationale.

Références

  • Guy BERGER, « How the Internet impacts on international news : exploring paradoxes of the most global medium in a time of “hyperlocalism” », International Communication Gazette, vol. 71, n°5, 2009, pp. 355-371.
  • Douglas A. BOYD, Broadcasting in the Arab World, Philadelphie, Temple University Press, 1982.
  • Bernard BUMPUS et Barbara SKELT, Seventy Years of International Broadcasting, Paris, Unesco, 1984.
  • Frantz FANON, Sociologie d’une révolution. L’an V de la Révolution algérienne, Paris, François Maspero, 1959.
  • Tine USTAD FIGENSCHOU, Al Jazeera and the Global Media Landscape : The South is Talking Back, Londres, Routledge, 2013.
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Crédit : 

Ina. Illustration : Martin Vidberg.

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